Le non malheur

Je me demande à quel moment exactement les choses arrêtent d’être précieuses. A quel moment exactement l’extraordinaire devient ordinaire. Quel est le mécanisme de nos désamours, de ma flemme, du petit mur de béton qu’on se colle juste derrière les paupières pour s’éviter de se faire mal ? Parce qu’au bout des choses, rien ne sera parfait. Rien ne sera comme on avait prévu. Tu fais des plans, D.ieu se marre. C’est l’ATD sur ton compte qui t’empêche de partir en week-end, c’est le cancer qui te fait crever avant la retraite, c’est le caillou dans ta chaussure, c’est ton conjoint qui te trompe, c’est des tas de milliers de toutes petites ou énormes raisons qui font tout foirer en permanence. Parfois tu ne contrôles plus rien et tout va mieux pourtant. Jesus take the wheel. Tu rencontres des gens qui semblent sincérement s’intéresser à toi, tu passes une bonne soirée au détour d’un bar de merde, c’était pas écrit, c’est le mektoub ou le soleil qui rend les gens plus tendres, prêts à te sourire plutôt qu’à t’ignorer, peut-être que c’est moi qui change aussi. Jusqu’à quand ? Est ce qu’il faut décider que tout ira mal, et choisir en conscience de prendre le meilleur, d’être prêt à en chier pour les parenthéses enchantées, quand tout s’emboite et se coordonne sans efforts, sans lubrification articielle aux rictus forcés.

Ou alors on décide que tout ira bien toujours. Et que rien n’est trop grand, trop indestructible, contre la volonté et le système D. Qu’il va falloir se battre, sans cesse, pour tout. Mais que ca vaut le coup. Pour son amour propre, pour se dire qu’on arrive quelque part à la fin du chemin, qu’on ne gesticule pas en vain. Il faut du courage pour s’investir dans cette quête là. Il faut se lever chaque matin en attendant le meilleur.. C’est une posture qui ne me vient pas naturellement. J’attends le pire, toujours. Je suis heureuse quand personne ne meurt. Encore une belle journée. Encore une victoire pour Super Blasée. Je pensais que c’était une caractèristique de mon trouble anxieux. C’est en fait un trait de personnalité. Je me réjouis du non-malheur bien plus que du bonheur. Ca me fait plein de petites occasions d’être contente. C’est le plaisir ironique cheap de la meuf enclavée dans la certitude qu’il va se passer quelque chose de terrible, tout le temps. Ca me permet de grands sourires quand ma grand-mère répond au téléphone, chouette, elle n’est pas étendue seule dans sa cuisine en train d’agoniser. Parce que c’est comme ca que je me la représente, quand je compose son numéro. Etendue raide et suffocante sur le lino beige, regadant le téléphone sonner, incapable de se relever. Le pire, toujours. Et le soulagement, parfois.

Je ne sais pas ce qui est le plus facile à vivre. Mon pessimisme m’autorise une posture snob. Mais décréter que tout ira mal, toujours, c’est aussi une technique de froussarde. Je me prépare au pire parce que je le crains. Les baffes énormes que je me suis prises dans la gueule ces derniers mois de me donnent pas envie de m’exposer sans armures à mes semblables. Si tout est merde, si tout est nul, se laisser surprendre par le bon ou le joli n’est qu’un bonus génial. Plus une nécéssité, plus une raison de vivre. Je n’ai objectivement pas besoin d’être heureuse pour respirer, pour aller travailler, pour remplir à mes obligations d’humaine sociabilisée. C’est mieux bien sur. Ca met quelque chose de plus léger dans le plomb de mes baskets quand le réveil sonne. Mais ce n’est pas vital. Je ne cours pas après. J’attends qu’il me tombe tout cuit. Entre paresse et fatalité, entre le pot et le couvercle, entre la pierre et l’enclume, je ne sais pas choisir, je ne sais pas renoncer. J’espere qu’il viendra, en me cachant les yeux derrière mes doigts. Je ne le dis pas trop fort, de peur de les faire fuir, de peur de dire mon voeu tout haut et qu’il ne se réalise pas. Je prévois, je fais des listes, je regarde les issues de secours, mon siège est éjectable, mais pour aller où ? On verra.

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