La plaque

Depuis toi, depuis deux ans, j’ai comme une plaque d’égoût sur le coeur. Quelque chose de lourd et de noir, qui empêche les humeurs de passer, quelque chose de fonctionnel et de pratique, qui ne donne pas envie d’être soulevé. Quelque chose gronde pourtant, à l’intérieur, dans les tuyaux et les valves, quelque chose pousse la fonte, mais la plaque ne bouge pas. Elle me garde à distance du torrent, de ce qui m’emportait avec toi, elle m’empêche les grands moments niais, les gestes amoureux transis, elle me ramène sans cesse à la raison, à la patience, au raisonnable. Elle ne me permet plus de m’abandonner, de m’imaginer tout quitter pour quelqu’un comme je l’aurai fait pour toi, elle me prive du scénario parfait, je ne rêve plus les yeux ouverts, je ne rêve plus d’ailleurs, je vois venir, je fais des paris, j’attends. J’ai cassé quelque chose en restant avec toi trop longtemps, tu n’es pas le seul fautif. Tu m’as brisé, cent fois, tu m’as laissé croire, tu t’es défendu, tu m’as laissé t’aimer, je n’aurai pas du. Je n’ai dit à personne les longues semaines de solitude à ne vivre que pour toi. Je n’ai dit à personne ta violence, tes non choix. J’ai protégé ton image pour les autres, parce que je refusais de me la salir, à moi. J’avais choisi ma peine, j’assumais pleinement ma croix. J’ai vécu de quelques moments magiques, de promesses et d’un espoir un peu sot, croire que tout irait bien puisque nous étions fait l’un pour l’autre, puisque nous nous étions reconnus, ce soir là, parmi tant d’autres, parce qu’il n’y avait que toi dans cette soirée, que tu n’avais vu que moi, que tout finirait par s’arranger. Mon coeur s’est arrêté quand je t’ai vu. Cela a suffit à me porter toutes ces années. Je me suis nourrie d’escapades de notre réalité, de milliers de textos, de ton odeur que tu laissais partout, je me suis mentie, je me suis gâchée, je nous ai inventés.

Je ne sais pas ce que tu t’es raconté toi, toutes ces années. Je ne sais pas ce que tu as inventé pour tenir. Bien sur tu m’as trompé, bien sur tu m’as menti, bien sur tu m’as déçu, bien sur tu m’as fait violence. Je ne t’en veux pas. Je ne m’en veux pas non plus. Je constate, je ne regrette pas. Je suis comme ces conducteurs qui ralentissent pour regarder les accidents, je suis aussi morte sur le bas côté. Il y a les corps, les lumières, le sang, et les secours qui s’activent pour me réanimer. De battre mon coeur s’est arrêté. Pourtant je me regarde du dehors, et je continue à avancer. J’ai juste ralenti pour me regarder réapprendre à respirer. Nous sommes liés à tout jamais dans ce grand accident, dans ce grand incendie qui nous a animé. Il me reste les débris, les eaux usées, et cette plaque si lourde qui m’empêche encore de vibrer. Je ne t’aime plus mon amour tu sais, cette fois je suis guérie, mais je suis trop abîmée. Ma tête m’interdit les embardées, je sens pourtant que je tremble, je me sens vivre, je me sens désirer, mais la plaque retombe sur mes doigts crispés au bord du bitume, je reste tout dessous, dans la pénombre avec ma peur, mes regrets, la lumière n’est pas franche, je devine à peine les marches qu’il me reste à grimper, je m’accroche, je vais y arriver. J’ai cherché les explosifs, les sensations, les expériences, pour me faire exploser, mais ca ne fonctionne pas. J’ai besoin de temps, pour la première fois, moi qui fait tout vite, moi qui suis toujours pressée. Je te quitte chaque jour un peu, petit morceau par petit morceau, souvenir par souvenir, je t’abandonne un peu plus chaque minute, deux ans après. Je règle à présent ce que j’aurai du affronter avant. J’étais trop occupée à faire semblant.

Bien sur on m’aide à soulever la plaque. Avec bienveillance, avec douceur, avec patience. Et elle devient plus légère. J’apprends à être moi, à dire ce dont j’ai vraiment besoin. Je ne joue plus à être parfaite pour toi. Ca a été long. Arrêter de me demander ce que tu penses, si tu aimes, et si tu me voyais. Commencer à trouver qui j’étais sans toi, juste moi, sans déguisement et sans pression. Cultiver mes bizarreries, loin de ton jugement, de ta volonté de bien présenter, m’autoriser à explorer, à ne pas avoir de plan, à me laisser aller à moi sans avoir peur de ce que je vais trouver. Je reste persuadée que tu me connais mieux que quiconque. Mais tu n’as jamais voulu me connaître en entier, elles ne t’intéressent pas, mes pulsions et mes envies, tu avais trop peur des tiennes pour me les laisser partager. Je me suis façonnée à ton moule, cela n’a pas suffit, je me suis oubliée, ce n’était pas assez. J’ai compris, plus jamais. J’ai de la peine pour celle que j’ai été. Je l’embrasse et je la prends contre moi dans les moments de doute, je la rassure, elle a pris le devant de la scène pendant 10 ans à tes côtés, c’est notre tour maintenant, c’est elle et moi, et toutes mes insécurités, c’est mon histoire douloureuse, mes daddy issues, c’est ma peur panique de n’être jamais bien aimée, ce sont mes compulsions, mes qualités, mon humour et mes grands yeux, on est tous là, on y va, on est presque prêts.

6 réflexions sur « La plaque »

  1. « je nous ai inventés », mon dieu que ça me touche et que ça me parle… Ca me replonge dans une histoire qui a été bien trop douloureuse, mais qui, comme elle a duré moins longtemps, a rendu la plaque moins lourde pour moi, j’ai réussi à la soulever et à trouver quelqu’un de vrai… Bon courage <3

  2. OMG ! Mais que tu es vraie !!!! Je suis émue par tant de mise à une tant de sincérité dans tes mots !
    Cœur avec les doigts 😉

  3. Ça me parle aussi…beaucoup…Pas dix ans mais un an.
    Et encore ce soir je m’empêche de lui écrire. Je n’ai pas pu le sauver de lui-même et il ne m’aimait pas…

  4. Merci pour ce texte… Tout spécialement à un moment où je réapprends à être moi et que moi est une personne aimable après une relation de plus d’une dizaine d’années et une lente descente vers l’abîme de l’abscence d’estime de soi. C’est difficile, c’est un long processus avec de terrible moments de doutes mais aussi des erreurs, des fragilités que les autres ne comprennent pas dans ce monde qui va si vite.

  5. 18 ans pour moi et une plaque dont je ne me libèrerai pas, mais quelle mise en mots !
    C’est malin, qu’est-ce que je vais pouvoir dire, du coup, quand j’écrirai enfin ?
    Bref, bravo.

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