Cette fois c’est bon

Ça y est je sais que mon père est mort. Enfin c’est un peu plus clair. Je savais qu’il était mort. Je suis allée à l’enterrement. Je m’étais promis de ne pas le regarder, de garder mon souvenir de petite personne œdipienne, de le serrer tout auréolé de gloire entre deux pages de mon herbier, mais je me suis menti, je n’ai pas résisté. J’ai regardé, j’ai vu son visage et sa couleur et sa mâchoire subtilement déchaussée par la raideur cadavérique, il m’a suffit d’une seule seconde mais je le revois maintenant à la demande, les chaussures sont encore aux pieds du corps, elles attendent qu’il se réveille ou qu’on vienne les jeter. Mon père est mort, je le sais parce que j’ai demandé son dossier médical, j’ai du expliquer très officiellement à un organisme que je ne parlais plus à mon père, ou qu’il ne me parlait plus, tout est une question de point de vue,  mais que je voulais savoir, j’ai du prouver mon identité, ma filiation, motiver ma demande, payer des frais de port, j’ai tout fait, j’ai rempli les cases et j’ai signé le chèque, j’ai léché le timbre sur l’enveloppe, j’ai pensé il faut payer pour savoir, c’est comme au poker, tapis rouge, sang coagulé. Je sais que mon père est mort et je sais comment, je connais ses constantes et ses mesures, je connais le rythme de son cœur juste avant, sa glycémie et son urée, je sais son foie abîmé et ses artères qui macèrent dans le whisky, c’est marqué sur les 2 feuilles (5,60 euros de frais de recommandé), affection alcoolique chronique. Je sais que mon père est mort, c’est bien sûr à présent, d’avoir bu trop seul et trop longtemps, je sais qu’il se savait mourir (ancien médecin, ancien réanimateur, ancien chef de clinique, c’est marqué tout en haut, comme si ça donnait plus de chic à la suite) mais que la boue de l’intérieur l’empêchait de se soigner. Je sais que mon père est mort et que ce n’est pas génétique, si ce n’est la boue, si ce n’est la tristesse pathologique, celle que je tente de comprendre ou d’amadouer selon les jours, selon les nuits, selon le talent de mon psy. Je sais que mon père est mort, j’ai su et, j’ai choisi de ne pas aller visiter son corps (sa dépouille) (mort cellulaire, mort cérébrale, tout est mort tu comprends ?) attendant le prélèvement possible d’un organe à donner (don d’organe : nul, aucune correspondance, c’est écrit là), qu’est ce que j’aurais fait dans sa chambre d’hôpital face à cet homme que je ne connaissais pas, cette grande carcasse déjà vide (Glasgow : 3, coma). Mon père est mort, on l’a débranché après avoir fait le tour des fichiers de greffes et analysé ce qu’il restait de bon à sauver (rien). Mon père est mort et moi je ne sais plus trop quoi faire ou comment me comporter, c’était juste avant le Covid, on ne portait pas de masques pour l’enterrer, on ne savait pas qu’on allait tous avoir peur de crever. Je ne sais pas si mon deuil est trop ou pas assez, je sais que ça embarrasse, que la discussion s’arrête, que mes proches ont vite oublié . Je sais que mes cauchemars ont arrêté de sentir la tombe, que je ne vois plus ton visage-cire partout, qu’il m’arrive encore de penser que je vais te croiser rue Monsieur le Prince, au détour d’un rayon chez Gibert, la pipe au bec, l’air triste, dans ton cuir marron, plongé dans un pavé historique, tu m’as acheté un livre à moi aussi, on se promène jusqu’aux quais, tu montes dans le RER C. Si tu étais vivant, si tu n’étais pas mort (cellulaire, cérébrale), j’aurais eu peur de ce scénario. J’aurais continué à prier pour ne jamais te voir. Tout en te cherchant partout, dans la bouffe et dans la boisson et dans les livres et dans les hommes et dans les autres et dans mon hypocondrie et dans mes larmes et dans mes nuits. Mais tu es mort c’est sur cette fois, je peux rêver tranquille, merci pour ça papa. 

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