La femme en noir

Femme en noir

Y’a cette femme qui marche au bord de la route. Et des gens qui viennent s’agglutiner devant la station service pour la regarder passer, pour la prendre en photo, pour l’applaudir. Des gens qui pleurent, qui la remercient, qui proposent de l’eau ou de l’aide, et la femme en noire qui refuse, qui presse le pas devant les téléphones et les caméras. Elle n’aura rien dit, elle n’aura pas expliqué, elle ne porte pas de messages pour l’humanité. Elle s’est levée un matin, elle a rasé ses cheveux, elle a quitté le centre de traitement pour anciens soldats qu’elle fréquentait, et elle a pris la route. On sait d’elle qu’elle est en deuil, de son mari, de son père, on sait qu’elle est mère. Mais personne ne sait vraiment pourquoi elle marche en silence, ce qu’elle vient trouver au bord des routes toutes droites des Etats Unis, ce qu’elle pense des voitures, des fossés ou des actualités. Elle ne fait que marcher.

Des photos d’elle sont partout sur Internet. Son visage est comme usé par le soleil et par la vie, par la peine. Elle ressemble à une montagne déserte, vide de sens, avec deux yeux comme des lacs immenses et gelés. On dit d’elle qu’elle est illuminée, qu’elle cherche un sens au milieu des panneaux indicateurs, qu’elle cherche un dieu ou une raison de continuer à avancer. Et quand on la voit, enveloppée dans ses voiles noirs, on se laisse aller à le croire. Et puis, il ne faut pas y voir clair pour tout quitter, pour prendre la route sans annoncer son itinéraire, sans prévoir, sans compter, sans GPS, sans affaires, sans argent, sans rien qui dise qu’on va s’arrêter. Il faut être fou, ou il faut avoir tout perdu, il faut avoir vu le pire, il faut avoir souffert, il faut avoir envie de partir, de se quitter soi même, de mourir un peu, de changer d’apparence et de vie, de se fondre parmi les arbres et les talus, de n’être plus rien qu’une femme qui marche au bord de la route, sans comptes à rendre, sans lendemain à inventer. Juste les pieds sur l’asphalte, un pas après l’autre, c’est tout ce qui compte, c’est tout ce qu’on peut envisager, le futur est trop loin, l’avant trop compliqué. Un pas après l’autre, c’est tout ce qu’elle peut faire, pour l’instant, pour continuer à respirer. Se concentrer sur le mouvement du talon, du genou, avoir mal dans son corps, ressentir les bosses et les pentes, surtout ne pas penser aux morts qui dansent juste à côté, ne pas penser aux ombres, avancer. Je n’en sais rien. Peut-être qu’elle expie, comme un pêcheur vers Compostelle, peut-être qu’elle parle aux esprits de la forêts, à ceux des pompes à essence et à ceux des routiers, peut-être qu’elle ne pense plus, brûlée de l’intérieur, juste la mécanique à sauver, marcher pour que la machine continue à tourner.

Et puis les gens qui pleurent en la voyant. Qui s’arrêtent. Qui prient sur son passage. Qui ressentent quelque chose. Qui comme moi, imaginent, dissertent. Est ce que c’est si étonnant de voir une femme marcher au bord de la route ? Est ce si singulier ? On s’émeut parce qu’on ne sait pas. Parce qu’on est pas capables de partir marcher. Parce qu’on ne fera pas la route, bien installés dans nos vies, parce qu’on est pas assez fou, pas assez traversés par la lumière pour nous laisser porter. Alors on pleure devant la femme en noir qui marche, je pleure aussi. Je voudrais souvent partir, sans rien dire, pour quelques jours, disparaître, regarder la mer, ne penser à rien, m’extraire. J’ai la romantique du néant, du kidnapping volontaire, de la retraite en monastère. J’ai le fantasme d’arriver à être en paix dans le désordre de mes angoisses, sans téléphone qui bippe et sans devoirs à rendre. J’ai l’idée qu’au bout de quelques jours, qu’à la fin de quelques nuits, tout se dissout dans le silence, qu’on laisse s’envoler les questions, les hontes, les peines, dans quelque chose de plus grand que soi, dans quelque chose d’incompréhensible. Je crois que je manque d’humilité, pour accepter le silence et la disparition, je ne suis pas prête à la grande dissection, j’ai trop de ce moi qui déborde pour m’autoriser à le faire taire.  La femme en noir est arrivé au bout de sa route il y a quelques jours. Elle repartira. Et moi.

#womaninblack

http://www.bbc.com/news/magazine-28578570

Une réflexion sur « La femme en noir »

  1. Merci merci c’est magnifique. L’article précédent aussi…Marie-France

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