Marseille

Je ne sais pas si c’est la pauvreté ou le soleil qui rend les gens moins imbus d’eux mêmes à Marseille. Sur la plage, les femmes s’affichent, rondes, vieilles, courbées par l’âge, ridées, mal fagotées ou resplendissantes, leurs maillots sont petits, leurs ventres débordent du bikini, personne ne s’offusque. Les hommes portent les enfants à même la peau sur des torses souvent velus, on porte ostensiblement la croix en or ou le voile fluo, quand la nuit tombe les mamans gantées amènent les plus petits à la grande roue ou aux autos tamponneuses, tout le monde s’en fout. Peu de marques, mais souvent des paillettes, des sequins, sur les sacs et sur les seins, des bouches qui tchipent et des doigts qui claquent, on s’agace pour rien sur le sable, on se réconcilie aussitôt, les enfants se mélangent, la peau dorée et les boucles salées, les cabas plastique du supermarché débordent de sandwichs et de fruits découpés. La plage appartient à tous, c’est le salon d’été, on fume, on reçoit, on coiffe les soeurs et on joue aux cartes, c’est peut-être ce qui nous manque ici, des lieux de vie non spécifique, non utilitaires, où se poser et regarder vivre les autres, pour les apprendre, pour les apprivoiser.

Sur la corniche, le monument aux armées d’Orient et aux soldats du lointain, une porte vers la mer, une porte d’entrée aussi, selon l’endroit de l’hémycicle. La mémoire de nos guerres, les moins sales comme les plus ignobles, et de cette chair utilisée pour remplacer celle des fils de France, les bien nés, ceux dont on ne supporte pas de penser qu’ils puissent mourir, alors que le sacrifice d’étrangers, d’inconnus, de ceux qu’on a jamais vu ou rencontrés, semble normal. La Patrie, la civilisation, les bons pères, j’ai tout le vomi de mes ancêtres qui me remonte en bouche quand j’y passe à chaque fois, l’impression d’avoir failli, d’avoir lu les mauvais manuels en histoire, l’impression que ce monument, aussi beau et aussi magistral soit il n’est pas assez, que tout fait sens quand on le voit, la colère et la violence de plusieurs générations, cristallisée sur ces pierres, aux soldats du lointain, les rouges et les jaunes, les noirs et les moins noirs, ceux qui n’ont même pas de pays, on ne leur donne pas d’identité, ils sont la masse grouillante de ceux qui portent notre économie, notre liberté, nos jours fériés qui n’existeraient pas sans eux, et pour service rendu à la nation, les camps de harkis et les cités dortoirs, les rapatriés et les pieds noirs, les youpins et les sales portugais, les italiens ou les congolais. Ils sont ceux du lointain, importés sur nos bateaux, dans nos armées, dans nos usines, nous sommes ceux d’ici, que nous le voulions ou non, nous portons en nous cette arrogance, ce privilège, d’être d’ici et de se croire tout permis.

La mer bien sur voilà ce qui donne envie de Marseille quand on est né à Paris. On ne s’imagine pas sortir du métro pour aller à la plage, notre cerveau ne peut même pas l’entendre, la donnée est erronée. La mer n’est pas un expédition ici, elle ne demande pas forcément de grands renforts de bouées et de serviettes, de tentes et de parasols, on s’assoit sur le sable avec le naturel de ceux qui ont toujours connu les vagues, qui ne voient plus rien d’exceptionnels aux tags qui longent les plages, rien d’apocalyptique aux usines qui empêchent de se baigner. C’est comme ca, et la misère n’est pas moins difficile au soleil, elle se cale juste sur un autre temps, en tâche de fond derrière les palmiers, dans la poche ou dans le coeur, elle demeure. Je regarde les gens qui regardent la mer, et il me semble que c’est là qu’on devine toute leur humanité. On se perd dans la contemplation, des grains de sable, de l’horizon, tous, le genre, le sexe, la nationalité, tout ca importe peu. L’immensité imaginaire et toute cette eau qui nous perdrait, l’impression qu’on pourrait disparaître, les rochers. Et puis le lointain encore, l’Orient, ce qu’on devine de ceux de l’autre rive, la nuit les étoiles, le noir et le bleu mélangé. Tout cela au pied du parking, au bord de la route, tout près d’un supermarché. L’essentiel à portée de tongs, jamais cheap, toujours à disposition, offerte. C’est ca que j’aime, Marseille, l’impression que la ville se donne, sans retenue, sans morale, qu’elle s’offre. Il n’y a que nous pour nous embarrasser de nos bagages et nos peurs, il n’y a que nous pour nous refuser.

7 réflexions sur « Marseille »

  1. C’est quand tu touches aux petites choses, au léger, que tu frôles le sublime avec ta plume.
    Très sincèrement, merci.

  2. Ma grand-mère pied noire est née à Alger et l’a quitté à 18 ans.
    Puis elle a vécu à Marseille et y a élevé ses fils.
    Elle a quitté un jour la mer pour aller dans une ville très maussade.
    Elle est morte de mélancolie, jusqu’à la fin elle me parlait de la mer et du soleil, de Marseille ou d’ailleurs.
    Merci pour ton texte.

  3. ce texte est magnifique, il touche au cœur et à l’esprit, il réconcilie, il constate et donne envie de paix, de différence, bref de bonheur. Merci.

  4. Un peu étrange cette scission entre les « autochtones » arrogants et bien-nés et les autres, pauvres mais porteur de toutes les vertus du monde.
    Ceux que vous qualifiez de bien-nés sont très souvent aussi des pauvres dont on peine à voir l’arrogance sous la misère. Je ne sais pas sur quoi vous vous fondez pour réhabiliter de mythe du bon sauvage, car là, on en est pas loin. La géographie sociale et la sociologie démontent vos postulats et les clivages que vous chercher à définir.
    On peut tout de même passer de bonnes vacances sans verser dans le lyrisme!

  5. Tu vois, ce texte c’est exactement Marseille…merci.
    Marseille quand on y vit, faudrait pas être obligée d’en partir-
    On ne peut pas sans souffrir.
    C’est mon cas.
    A Marseille on partage tout, rien ne choque.
    Comme tu l’écris si bien, elle donne tout d’elle même.
    Merveilleux texte que tu lui offres.

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