Géraldine 2

Géraldine a un enfant maintenant, un garçon qu’elle habille chez Zara Kids, des baskets pour nains qui valent le prix d’une Air Max import, elle a réussi, tu vois, elle ne travaille pas, tout les matins c’est l’autre qui se lève, qui prépare le gosse, biberon, bonnet et gants, école et embouteillages, Géraldine a trop à faire, le ménage et le repassage, les coups de fils aux copines et les embrouilles avec sa mère, sa maison c’est un mausolée, y’a rien qui bouge, les coussins du canapé, la vaisselle toujours rangée dans le meuble en formica blanc laqué, la chambre du petit c’est thème Winnie l’Ourson, des rideaux au tapis, pour la petite qui arrive ça sera Blanche Neige et les Sept Nains, elle a déjà repéré la parure de lit chez Giga.

A 16h, c’est le rush, la sortie de l’école, ne pas manquer à sa réputation de mère encore jeune et jolie, maquillage et cheveux tirés en arrière, aller chercher le petit, la concurrence n’existe pas, mais tout le monde se regarde, tout le monde l’épie, elle sait bien qu’elle dérange avec son jean taille basse et ses talons, les mères qui se déplacent à la sortie de l’école sont stressées, pressées, le boulot et puis les courses, le mari parfois, l’air absent devant la grille qui tente de se souvenir pour quel enfant il attend, prendre la main du gamin, caler le portable entre la mâchoire et l’épaule, remonter l’avenue grise, s’arrêter devant les vitrines, le plus lentement possible, à pas d’enfant, l’angoisse de rentrer seule dans sa maison si bien arrangée, avec ce gosse qu’elle ne comprend pas la plupart du temps, qui pleure et puis qui crie, qui demande et qui supplie, le gouter, le bain, le coucher, tellement seule, tellement perdue, Géraldine craque parfois, allume une cigarette et regarde par la fenêtre, oubliant un instant les caprices et puis ses cris, ceux qui viennent de l’intérieur, ceux qui lui hurlent de partir, s’enfuir, ouvrir la fenêtre et sauter, s’écraser sur le noir du parking usé, recommencer.

Faire des enfants c’était la suite normale de la jolie histoire, un homme enfin comme on voudrait, comme on l’avait dessiné, le prince charmant urbain, le gentil toujours prêt à aider, quand il rentre, crevé, Géraldine voudrait bien parler raconter, sa journée et puis ce qu’elle voudrait, les vacances qu’ils prendront peut-être, la voiture qu’il faudra changer, mais y’a rien qui sort, tu vois, à l’intérieur c’est bloqué, il ne le voit pas mais Géraldine s’enfonce, touche le fond et ne rebondit pas, il la trouve couchée dans le noir, seule la télévision est allumée, sous la couette elle ferme les yeux si fort que son front est crispé, si elle ouvre les paupières elle devra s’expliquer, pourquoi le petit est encore sale, pourquoi le diner n’est pas prêt, la poussière sur le meuble du salon qui commence à s’accumuler, les mégots de cigarettes qui s’accumulent sur le rebord de la fenêtre du salon, elle ferme les yeux, elle essaie de ne pas entendre, le bruit du petit, le bébé qui frappe dans son ventre.

L’oreiller à côté du lit du petit, sa respiration qui ralentit, ses pieds qui dansent dans le vide, les mains crispées sur le drap jaune et bleu, les poings maintenant, la force de la folie, de la douleur, les spasmes si violents du corps si petit, la fin ensuite, le silence encore, le corps sans vie de l’enfant qu’elle vient de serrer trop fort, l’oreiller qu’elle repose doucement, tiré à quatre épingles, chaque chose à sa place, le petit dans son lit, endormi pour longtemps, Géraldine à la cuisine allume une dernière cigarette, il faut arrêter de fumer, c’est mauvais pour le bébé, écrase le mégot encore brulant sur la paume de sa main, comme si la brulure pouvait la réveiller, la télévision privée de son envoie les derniers messages que Géraldine reçoit, mangez, bougez, consommez, soyez heureux et travaillez, slogans à vivre pour fille paumée, dernier recours de la société pour la sauver, publicité pour une vie qu’on vient de rater, 25 ans c’est long, lumière blanche du néon de la salle de bain, lexomil, atarax, aspirine, tout y passe, le gobelet au trois brosses à dents se remplit de pilules, elle avale et attend, son esprit n’existe plus.