La poussière.

Quand tu es mort je n’y ai pas cru. Je t’attendais. Tu allais revenir, c’était sur. Les gens merveilleux ne s’en vont pas, ils n’ont pas le droit. Et puis ton sens de l’humour de merde, ta mentalité post gothique, ca collait. Mourir pour mieux revenir, différent. Je t’attendais.

C’est pour ca que je n’ai pas été à ta crémation. Je ne voulais pas regarder les particules de poussière organique toucher l’herbe de la pelouse du souvenir, là haut au Père Lachaise, puisque tu n’étais pas mort. Ne pas rentrer dans ton jeu, je suis plus forte que toi, je n’y crois pas. Et puis ce jour là il pleuvait, il faisait froid. Pas un jour à aller regarder ton corps inerte rentrer dans un four, les rideaux se fermer comme pour préserver sa pudeur à la mort, le bruit de la fournaise qu’on allume, et l’attente désespérée, attendre que l’employé des pompes funèbres remette à ta femme ce qui reste de toi, quelques grammes de poussière à répandre, grain d’os et sang brulé, les quelques pas du crématoire à la pelouse, et ce cérémonial maladroit, quelques mots pour dire toute une vie, tu retournes à la poussière, à la terre, tu détestais la campagne, tu avais peur des arbres et des bêtes, rien de logique, rien de cohérent, tu n’es pas mort.

C’était il y a cinq ans. Peut être six. Les indices sont là. Les chansons que tu aimais reviennent en random dans mon casque, le coin de rue où tu m’embrassais n’a pas changé, le mec à la moustache du café me demande toujours de tes nouvelles. Je dis que tu vas bien, que tu es en voyage. Que je t’attends. Je reprends un café, au comptoir, comme d’habitude. Tu seras peut-être la bientôt, si seulement je reprends ce café. Dans le métro, à ta station, il m’arrive de descendre, de laisser passer un métro, au cas ou. Tu prendras peut-être le prochain. Je reprends le métro et tu n’es pas là, encore. Demain peut-être. Souvent je pleure aussi, gros sanglots désordonnés, hurlements presque. J’imagine ton corps plein de médicaments, tu marches jusqu’au canal, tu butes dans le trottoir, tu n’as déjà plus toute ta tête, tu vois double, il fait froid, janvier, il pleut, tu montes sur le pont en ferraille, on y a bu des litres de bière pourtant, l’été, en regardant l’eau, en se moquant des bobos chez Prune, ta tête ne répond plus, tu te laisses tomber dans l’eau glacée, et tu te laisses mourir, assommé par les opiacés et par le mal-être, l’eau rentre dans ta bouche et bientôt tu arrêtes de respirer. Ton corps remonte peu à peu à la surface, gonflé d’air et d’eau. Dans une heure, les pompiers viendront te repêcher, mort, froid, mouillé, désarticulé.

Il m’arrive d’être en colère contre toi. L’abandon, je connaissais déjà. J’avais pas besoin de toi. Et puis les autres aussi, ta femme et tes enfants. Ils grandissent eux aussi. Je les aperçois parfois. Ils ne me connaissent pas, mais j’aime les regarder, c’est un peu malsain sans doute. Pour eux tu reviendras, c’est sur. Pour eux au moins. Il faut être un grand connard pour laisser autant des gens qui t’aiment. Connard.

Quand tu es mort, personne ne m’a prévenu. Je n’avais aucune légitimité à l’être. Mon numéro de téléphone, tu le connaissais par cœur. Ni répertoire ni carnet où noter mon nom, pas d’indice de mon existence. Pour les gens de ta vraie vie, je n’existe pas, je n’ai jamais existé. J’ai appris ta mort en te téléphonant. Tu prévenais qu’il était inutile de laisser un message, parce que tu étais mort. Puis sur le net, ils ont parlé de toi, un peu, ils ont dit combien tu étais quelqu’un de bien, de drôle. Ils ont parlé de ta femme, de tes enfants, de ta famille. J’avais envie de hurler. Tu m’as tué un peu aussi, ce soir là. Je n’existe pas. C’est égoïste, mais tu t’en fous. Tu es parti, tu n’as aucun droit.

Tu sais tu aurais pu avoir un enfant, un autre. Avec moi. Mais le fantôme d’un papa mort, c’était beaucoup. Alors rassure toi, lui aussi, tu l’as tué.