Corps étranger

Je fête en ce moment ma deuxième année de vie sans boulimie. Et je ne suis même pas heureuse. Pourtant, les gens, ceux qui savent, sont contents. C’est bien vous progressez, vous ne ressentez plus le besoin de vomir, c’est un grand progrès. Mon cul.

Je ne connais pas de plus grand bonheur que celui d’une crise de boulimie.

D’abord la frénésie. La pulsion. Faire les courses dans un état second, visite du supermarché sous adrénaline, choisir les produits préférés, ceux qui glissent, qui ne blessent pas, le Nutella, la brioche industrielle molle, les pâtes juste un peu trop cuites, l’eau à la fraise, le chocolat, les bonbons, les gâteaux mous, remplir le panier rouge de plastique de ces produits défendus, interdits par des années de lavage de cerveau diététique, ne rien oublier surtout, la machine est lancée, passer à la caisse vite, payer sans regarder la caissière, rentrer rapidement, courir presque, balancer les clés à travers la pièce, se ruer dans la cuisine pour faire bouillir de l’eau, commencer à ouvrir les paquets, manger un premier Snickers, vite, trop vite, un second, ouvrir la brioche, engloutir le paquet tartiné de Nutella, finir le Nutella, passer aux bonbons, sans les mâcher, juste les faire fondre un peu et les avaler en entier, égoutter les pâttes, le beurre, le fromage, les manger rapidement, ne pas oublier de boire, encore et encore, avaler le kilo de pâtes sans respirer, plus vite, avale connasse, c’est bientôt fini, les chips ensuite, mâche connasse, mâche, tu n’en peux plus, tu vas exploser, bouffe encore, du pain trempé dans du lait, les restes d’hier, bouillie informe dans ta bouche, tes dents qui broient sans réfléchir, trois kilos de bouffe dans le bide, ca a de la vie, tu es lourde, encore plus que d’habitude, tu es fatiguée.
S’asseoir par terre, dans la cuisine, à même le sol, au milieu des emballages et des déchets, fumer une cigarette, sentir le magma chaud qui commence à vivre dans ton ventre, commencer à penser à vomir, chercher le meilleur instrument, ta brosse à dent, une fourchette, une baguette, ce qui va te permettre d’expulser le plus rapidement, de déclencher le plus violemment la gerbe, finir la bouteille d’eau à la fraise, sentir le liquide se frayer un chemin dans la bouffe à l’intérieur de toi, passer dans les interstices libres, s’installer pour mieux te délivrer.

Se déshabiller, rituel, s’attacher les cheveux, saisir la brosse à dent cette fois, s’agenouiller devant les toilettes, enfoncer la brosse à dent côté poils au fond de ta gorge, après la glotte, à droite d’abord, pas de réaction, à gauche ensuite, tu tousses, rien ne vient, la panique s’installe, et si tu n’arrivais pas à vomir, si ton corps se refusait, si tu n’avais pas assez mangé, pas assez bu, pas respecté à la lettre le rituel préparatoire, si tu restais là, nue dans tes chiottes, une brosse à dent usée à la main, si tu crevais là,  que vont penser les pompiers, sombre conne obèse décédée d’avoir trop bouffé, reprendre la brosse à dent, l’enfoncer plus fort cette fois, contracter ton ventre, et soudain, enfin, la boue, la gerbe parfaite, elle glisse dans ta gorge et s’accroche mollement aux parois des chiottes, éclabousse ton visage mais tu t’en fous, le goût du sang dans ta bouche, tu saignes mais tu continues, tu vomis, les étapes de ton repas, avec ce goût d’eau à la fraise, les chips d’abord, qui écorchent ta gorge, lames de rasoir, les restes au goût encore reconnaissable, les pâtes, le sucré, le Nutella couleur merde, les bonbons encore acides, tu as réussis, il en reste encore, tu finis avec tes doigts, enfoncés jusqu’au fond, deux d’abord, presque la main ensuite, comme pour aller chercher ce qu’il reste dans ton estomac, jusqu’à ce que tu sentes ton ventre demander pitié, ce pincement familier, signe que tu es vide, que ta crise est finie.

Dernier rituel, tu laves ton visage souillé, tu te rhabilles, tu te fais un thé, le plus noir possible, tu es essoufflée, fatiguée, usée, les yeux exorbités, rouges, tu craches du sang un peu, le thé brûle, mais il te purifie, ton estomac vide se crispe à la rencontre du liquide bouillant, tu es enfin propre, tu allumes une cigarette, tu nettoies les preuves du passage de la bête, tu balances le sac poubelle sur le palier, rien n’a existé, tu te poses dans le canapé, tu finis ta clope, la tête vide, aucun angoisse, rien pour te perturber, juste ton ventre vide et ton esprit rassasié.