Mathilde

Mathilde a quarante ans, Mathilde est maman. Elle ne travaille pas, personne ne paie plus et puis se lever c’est compliqué, de son lit elle voit tout; la fenêtre et la télé, la porte d’entrée et le frigo pour le goûter. Mathilde n’est pas déprimée, ca va même plutôt bien, elle n’est juste pas pressée de se lever, de se laver, de s’habiller, d’aller pointer et de recommencer, elle n’en a rien à faire du rang social ou des vacances au soleil, de la voiture du voisin ou du sac avec un chaîne de sa copine, Mathilde n’aime que Johnny, depuis 30 ans déja, quand il a repris Daniela, son père grattait un peu une vieille sèche qu’il avait trouvé quelque part, la vie n’est qu’un jeu pour toi.

Les hommes de Mathilde ne sont jamais restés assez longtemps pour qu’elle tatoue leur prénom, alors elle a choisi un soleil, encré bleu marine sur son avant-bras frêle, un soleil pour dévorer les peines d’avant, qui brûle tout sur son passage et qui irradie du dedans. Elle ne connaît pas la tristesse, elle ne pleure pas souvent, ou alors pour rien, parce que le film est triste et qu’il ne finit pas bien, parce qu’il n’y a plus de café le matin, des petits riens stupides qui mouillent les yeux de Mathilde. Sur son visage pas de rides au coin des yeux, pas de pattes d’oies assassines, pas de ridules à son sourire, juste deux trainées grises et verticales qui coulent le long de ses yeux jusqu’à sa mâchoire, tranchée lacrymale creusée d’avoir trop pleuré pour de vrai avant. Quand elle se regarde dans la glace elle se dit qu’elle ressemble à la vierge Marie, elle a beau sourire et prendre son fils contre son cœur,pietà ordinaire, elle a beau être heureuse maintenant, tellement, elle garde le faciès déformé de la peine, rien ne l’efface, ni l’eau ni les crèmes.

Mathilde est coquette quand elle le veut, le bâton noir charbonneux qu’elle glisse entre ses yeux, les cils qu’elle maquille un à un pour les agrandir, les yeux ni gris ni bleus, elle regrette parfois le temps de sa grossesse et de sa poitrine alourdie, elle triche avec des artifices, sauve la silhouette à coup de soutien-gorge rembourré et de décolletés étudiés, pour son quarantième anniversaire ses ongles sont manucurés, papillons argentés et vernis transparent, ca durera ce que ca durera, mais pour ce soir, ca suffit. Les cheveux ondulés encore noir jais, l’odeur des fruits et de vanille du parfum, son rire qui raisonne dans la cage d’escalier pendant qu’elle range ses clés.

Jupiler pression, changer les fûts et les bidons, derrière son comptoir Mathilde c’est la reine, la plus belle, la seule et l’unique, pas besoin de se retourner pour attraper les pintes encore chaudes d’être lavées, accoudée sur le bois usé elle regarde les hommes passer, petit noir ou whisky baby, elle les connaît les habitués, leurs histoires et leurs mensonges, ce qu’ils racontent et ce qu’ils font vraiment, celui qui a divorcé mais qui dit toujours en partant qu’il ne doit pas rentrer tard pour ne pas réveiller sa femme, et puis il y a moi le matin, un café crême, Libé et Le Parisien, le sourire de Mathilde qui s’ouvre sur son incisive dorée, ses ongles papillons blanchis par l’eau de javel de la serpillère qu’elle vient de passer, l’odeur du détergent qui se mélange à la blonde qu’elle fume à la porte d’entrée.