Les jours d’avant

C’est sans doute lorsque quelque chose de très important, de très significatif, de très lourd arrive que l’on se rend compte de ce que l’on offre à l’autre de soi. Il s’est passé quelque chose d’important dans ma vie, ces jours-ci. Et pourtant, je ne peux pas l’écrire, je ne peux pas en parler. Je me rends compte que je suis bien plus pudique que ce que je peux laisser croire ici. On choisit toujours l’angle sous lequel se présenter, même inconsciemment, même sans y penser. Il y a des choses dont je ne parle pas, ni ici, ni dans la vraie vie. Parce que les mots ne veulent rien dire tant qu’on ne sait pas ce qu’on veut en faire. Parce qu’ils sont importants et qu’ils sont trop rares, trop précieux, pour être jetés sur un écran, juste pour se débarrasser. Il existe des silences qui m’habitent tout entier, il y a des gouffres de blanc, de bruits sourds, aussi signifiants que les argumentations les plus développées. Alors je ne parlerai pas, je n’écrirai pas. Parce que je n’arrive pas à penser. Parce que je me refuse à le faire. Parce qu’il me faut du silence, pour digérer, pour évacuer. Pour faire taire les cris dans ma tête, pour arriver à faire le tri, à organiser, à gérer. Il y a le silence donc, et les bras de ceux qui ont assez d’empathie pour m’y accueillir sans poser de questions, qui ne me pressent pas, qui me laissent être, sans m’imposer de structures pré-définies de relations ou d’amitiés.

J’ai l’impression d’avoir passé la semaine précédant mon anniversaire à hurler en silence. La bouche ouverte, la gorge écartelée, la langue trop sèche, les lèvres en sang, hurler, crier, sans faire de bruits, juste en silence, pour évacuer, la peur et le chagrin, faire disparaître les monstres dans l’armoire et les démons dans ma tête. J’attendais que mon anniversaire, cette période de plus ou moins 24 heures se finisse. Parce qu’enfin je pourrai repartir. Disparaître encore. Ne plus être. Ne plus avoir à répondre aux sollicitations aimables. Ne plus faire semblant. Tomber le masque qui s’incarne dans mes chairs, repartir me cacher. Mais je ne peux plus, la vie passe, la vie s’en va, que tu décides d’en faire partie ou pas. Les saisons continuent de changer, on meurt et puis on naît, je ne peux pas me contenter de regarder les lumières défiler au loin derrière la fenêtre du train, comme dans les compartiments anciens, sièges de cuir brun, porte coulissante et contrôleur discret, juste le front collé à la vitre et les villes au loin qui s’allument et disparaissent trop vite, fumer une clope entre deux voitures, les pieds sur l’accordéon gondolé du wagon, l’air de la nuit qui t’enveloppe, plus dense, plus noir, écraser le mégot sous son pied et repartir se caler, encore des paysages sans intérêt, ni beaux ni intéressants, juste l’existence de milliers d’autres qui se lèvent et se couchent, toi qui les regarde, sans rien penser, sans rien dire, les yeux dans le vide jusqu’à la prochaine gare, surtout descendre avant la fin.

La fatigue, pas celle du corps, celle des doigts qui glissent trop rapides sur le clavier parce qu’ils veulent en finir, celle du cerveau qui n’en peut plus de procéder cent fois aux traitements des mêmes informations, des mêmes données, qui refuse à présent de s’activer pour autre chose que pour le nécessaire absolu, ne pas se faire écraser en traversant la rue, respirer par le nez, uriner et se coucher, autruche en carton, position de sécurité en avion, la tête entre les pieds, ceinture bien attachée, pas le choix, quelqu’un là-haut conduit pour toi.