Une semaine

La mort sent l’ail et le concentré de tomates, le parfum capiteux de la tante qui vous embrasse d’un peu trop près, la mort sent la lessive des draps qu’on déplie pour couvrir le corps ou un miroir, la mort sent trop la vie pour qu’on réalise vraiment que le vivant est parti, trop brutale pour être saisie, l’instant où il est parti, personne ne sait vraiment, on sait juste qu’il n’est plus là, plus jamais là, et c’est le silence de ses lèvres closes pour le reste du temps qu’il nous reste qui est le plus inaudible, le silence assourdissant, le vide oppressant que laisse le défunt, sa place à la table, sa tasse préférée, sa casquette et son manteau, ses habitudes et ses regrets, jusqu’au ton de sa voix qui raisonne encore, hier encore il me parlait, hier encore nous espérions, à tort ou à raison, qu’il revienne et qu’il vive, qu’il soit fort pour nous, un peu plus, quelques heures, quelques jours, quelques mois, c’était toujours ça de gagné sur l’horreur du départ qui s’annonçait.

C’est la proximité de ce corps vide d’âme qui est le plus difficile, l’envie de soulever le drap, d’éteindre la bougie, et de le serrer contre moi, comme si nos chaleurs réunies pouvaient le réveiller, comme si nos prières avaient été en vain, comme si il suffisait d’y croire pour que tout s’annule, pour que tout s’arrête d’arrêter. C’est le bruit inquiétant de l’eau qu’on déverse près du mort, c’est l’odeur des médicaments qui s’évaporent, c’est le train train insupportable des professionnels de la peine, les allers et venues des pompes funèbres, la table frigorifiée qui refuse de se monter, ce sont les petites choses affreuses et palpables qui nous rappellent que quelque chose de dramatique vient bien d’arriver. C’est la vie qui continue, le facteur qui sonne à la porte pour un recommandé, la femme de ménage qui s’effondre dans la cuisine en polonais, ce sont les paroles répétées par ces centaines d’inconnus effondrés, banalités dégueulasses qu’on sert aux endeuillés. Le temps ne s’arrête pas pour tout le monde, ceux qui viennent saluer le défunt repartent vers leurs appartements douillets, vers leurs familles et leurs vies, j’ai de la colère pour ceux qui se sentent épargnés, ceux qui en rentrant serreront leurs parents un peu plus fort qu’à l’accoutumée, parce qu’ils comprennent pour une seconde grâce à notre peine la chance de les avoir encore juste à côté.

C’est étrange, mais je pleure en pensant à son âme solitaire, celle qui voyage à présent vers celui qu’il a tant servi, cette âme départie de son enveloppe qui observe et qui juge, qui nous regarde nous rassembler pour nous réchauffer, qui nous regarde continuer à essayer de faire comme si tout allait bien, comme si tout était normal, comme si nous étions prêts pour vivre sans lui. J’ai peur qu’il s’ennuie, j’ai peur qu’il pleure de rage d’être parti, de nous laisser, sans avoir pu tout faire, sans avoir pu terminer. Je sais qu’il aurait détesté nous voir pleurer, nous voir craquer, nous portons nos masques, empreints d’une fausse dignité, d’un deuil assumé, mais quand le soir vient, quand vient l’heure du diner, quand sa place à table reste vide et que personne ne peut le remplacer, quand les visiteurs sont partis et que seuls les proches gardent sa mémoire, alors seulement je les vois hurler de douleur, sans larmes presque, leurs yeux sont secs et usés, seule leur voix se mue en cri. On raconte pour la centième fois les minutes avant la mort, les derniers mots et le médecin, on se raccroche à une parole, à un conseil, à son dernier rire ce matin, on se souvient.