Shit we’re in

La foule comme une toile d’araignée mouvante. Les paroles des gens qui s’entremêlent. Leurs pensées, leurs histoires, sortent de leurs crânes comme des nuages de bruit. Je me sens polluée par le bruit des autres, par leurs regards, par leurs nuages. Je ne sors plus sans casque sur les oreilles, ma seule arme de défense contre ces milliers de sons, ces centaines de voix, ces informations que je ne peux pas enregistrer, que je ne veux pas comprendre. Ma tête explose d’imaginer leurs histoires, de questions, de devinettes idiotes que j’invente, pourquoi l’homme du rayon thé-café-petit-déjeuner a-t-il décide de mettre ces chaussures ce matin, pourquoi la caissière porte-t-elle toujours ce rouge à lèvres si agressif, qui a touché ce sac en plastique avant qu’il n’arrive dans ma main, par où est-il passé, quelle histoire de quel ouvrier, quelle usine et quelle matière, quelle chaîne, comment rentre-t-il chez lui après son service, quelle langue parle-t-il. Je lutte contre ces milliers de questions qui me brulent derrière les yeux, qui m’empêchent de choisir entre les oranges et les mandarines, parce qu’en lisant les prix et les panneaux, parce qu’en remplissant ce sac en plastique dont je ne sais rien, d’autres questions arrivent, lancinantes, pénibles.

Je voudrais tout savoir. En permanence. Pour un trajet en voiture, le plus banal qui soit, je sais où sont les aires de repos sur l’autoroute, je sais où sont les stations essences, je sais où sont les hôpitaux les plus proches sur le chemin, je connais les prévisions météorologiques, j’emporte à boire, à manger, à lire, à jouer, à dormir, à broder, mon sac est lourd de mes angoisses, précautions accumulées dans des pochettes rangées par ordre de priorité, pour survivre, pour soigner, pour se distraire, pour aller bien. D’abord s’assurer que tout se passera bien, que tout les paramètres  contrôlables sont étudiés, itinéraire bis, sortie de secours, ne pas se laisser enfermer, ne pas être victime, avoir toutes les données en main, ne rien lâcher. Ne rien remettre à la chance, tout calculer, tout compter, les kilomètres restant, ceux déjà parcourus, le pourcentage de réussite de la mission, les possibilités d’échecs. Et puis tout foutre en l’air parce qu’on va mourir. Et qu’on ne peut rien faire d’autre que de pleurer. Parce que toutes mes précautions sont vaines contre la mort, contre la décrépitude, contre mon coeur qui s’emballe et mon cerveau qui tourne trop vite pour s’attacher à une idée autre que celle de partir.

Je compte, je calcule, je lis, je coche, je liste, je range, je lave. Tout va bien se passer. Je ne veux pas mourir. Alors je m’organise. Comme une fourmi éléphant. Comme une pauvre folle, le rocher et sa pente. Je pose des questions sans réponses. Je mets en place des stratégies d’évitement de la mort, je lance les paris. Si je ne fume pas aujourd’hui, c’est sur, je suis épargnée. Si je réussis à traverser avant que le feu ne passe à l’orange, c’est sur, je vais vivre. Je suis fatiguée de ne pas vouloir mourir. Je suis fatiguée d’essayer de vivre. La marge grise entre ces deux états, voilà mon seul répit. Le moment où mes oreilles arrêtent de siffler, où mes mains arrêtent de ses serrer, ma mâchoire se libère, la pierre dans ma gorge semble fondre, quelques heures grappillées à mon obsession moribonde, quelques heures de réelle sérénité. Dans quelques jours, ces heures seront plus longues, l’air sera plus clair, j’avance vers la lumière, celle du bout du tunnel, ce trou lumineux dans lequel se perdent les comateux.