Comment je me suis disputée (ma vie professionnelle)

Je n’ai pas toujours été ce délicieux esprit libre. Longtemps, je me suis levée tôt, persuadée que l’avenir appartenait aux jeunes cadres dynamiques, que le bonheur se résumait à la réussite professionelle et aux félicitations de ma hiérarchie. J’étais ce qu’on appelle une parfaite petite pute de bureau, prête à faire à peu près n’importe quoi pour que mon supérieur esquisse l’ombre d’un compliment, première arrivée, dernière partie, impliquée, enthousiaste, dynamique, force de proposition, force tout court, puisque j’abattais les tâches les plus rébarbatives avec la foi du converti, persuadée qu’il fallait en chier pour y arriver. Si ma vision du monde de l’entreprise est aujourd’hui un peu teintée de noir, c’est d’abord parce que mon milieu professionnel de base, celui du marketing direct, est clairement une petite mare pleine de petits poissons puants, où les mots profit, délocalisation, chaîne de production, optimisation des ressources en place, optimisation des gestes, rappellent les heures glorieuses de notre révolution industrielle. L’usine tertiaire, voilà mon terrain de jeu, les télé-opérateurs, les agents de traitement, voilà mes cols bleus. Au dessus de moi, petit manager aux dents qui râpent, une nébuleuse de commerciaux montés en grade, de technico-rien-du-tout, de directeurs d’opération qui n’ont jamais mis les pieds sur leurs plateaux de production, bref, un rêve.

Le point culminant de ma courte et intense carrière de petit Furher, c’est mon passage de l’autre côté du miroir, chez le client. Je suis maintenant chargée  de mettre en production et d’assurer la rentabilité des campagnes de marketing direct téléphonique pour une grosse boîte américaine en France. Je connais bien le métier des outsourceurs, j’y ai fait mes classes, je sais comment on encule à sec son client pour assurer la rentabilité maximale de l’heure de travail payée. Mon rôle est donc de contrôler, de vérifier, d’espionner, d’auditer, de faire la guerre aux coûts, de mettre la pression aux entreprises avec lesquelles je choisis de travailler en leur rappelant sans cesse que je peux choisir de faire travailler la même équipe au Maghreb pour une heure de production payée au tiers de ce qu’elle me coute à Roubaix. J’épluche la facturation, les résultats, j’envoie des mails incendiaires chaque matin, je me fous de la matière première fournie à mes équipes pour travailler, si les résultats sont pourris, c’est de leur faute, ils n’ont qu’à mieux former, encadrer et choisir leurs collaborateurs. La beauté du raisonnement réside dans le calcul des coûts : je ne paie à mon outsourceur que les heures consacrées à la formation initiale sur mon produit, tout le reste est à sa charge. De la même façon, je refuse de payer le temps d’attente entre les appels, le temps de saisie, le temps de pause, je ne paierai que les heures de production effectives : si le call-center veut gagner de l’argent, il doit donc over-clocker son dialer, l’unité informatique qui gère les appels, et balancer un maximum d’appels sortant à la minute à ses effectifs, et exercer une pression de chaque instant sur chaque opérateur pour qu’il traite chaque dossier dans un temps minimum calculé à la seconde.

C’est une politique de terre brûlée en terme de gestion de fichier, puisqu’on se sert en marketing direct de fichiers plus ou moins qualifiés, achetés ou négociés contre rémunération à des entreprises, vous savez la petite case  »Nous transmettons vos données à des entreprises tierces », c’est moi, le numéro inconnu qui ne cesse de vous harceler, c’est moi aussi, la musique d’attente quand vous décrochez, c’est moi aussi. En effet, pour faire simple, en démarchage téléphonique, si vous avez 20 télé-acteurs, le dialer va balancer 60 appels dans le fichier pour  espérer 20 décrochés. Si le nombre de décrochés est supérieur au nombre d’opérateurs disponibles, le dialer vous met en attente. Et vous attendez, bêtement, parce que vous ne connaissez pas l’astuce. Mais les fichiers, je m’en fous, c’est pas mon histoire, je fais avec ce que l’on m’envoie, avec ce que les commerciaux de mon entreprise négocient, souvent des grosses daubes, sans aucune porte d’entrée, sans aucun rapport avec le produit que je vends, pas d’indication sur l’âge, le sexe, impossible de faire du profilage, mais c’est pas  grave, on poussera plus fort, on gueulera plus fort, on infantilisera les collaborateurs en leur faisant gagner des bonbons à chaque fois qu’ils réussissent une vente, on menacera, on coupera les vivres, on débarquera à l’improviste sur les plateaux pour faire des inspections surprises, on passe des journées entières à chercher la faute qui permet de négocier un rabais sur la facture mensuelle, l’important c’est de gagner, et de rester à la marge positive de la légalité, et surtout d’envoyer des bilans satisfaisants à mes chefs. Le reste, on verra après.

Le personnel, justement,  je le connais par coeur, les opérateurs et les chefs d’équipes, enfin je connais leurs noms, chaque matin, des fichiers Excel immenses défilent, je surligne, je rature, je coche, je condamne, les superviseurs sur le terrain craignent mon coup de fil de 10 heures, ils savent que je vais leur demander l’impossible, de sortir celui qui ne me revient pas de la production, de mettre fin au contrat de celle qui n’y arrive pas malgré ses 4 heures de formation, ces employés ne sont pas les miens, leur contrat est un contrat d’intérim passé avec le call-center, au mieux un CDD, mais je décide pourtant de leur survie sur mes fichiers. Si ils refusent de se plier à mes suggestions, je refuserai de payer, c’est aussi simple que ça, mes recommendations font la loi, c’est dans le contrat initial passé avec le fournisseur de service, je suis reine sur ma chaîne, je suis le tampon entre ma direction qui passe son temps à me rappeler mes objectifs et à me traiter comme une abrutie, et eux, les plus petits.

Je passe les 3/4 de mon temps en déplacement. Je squatte les plateaux d’appels. Je me mets dans un coin, je me cache derrière mon uniforme corporate, tailleur strict, lunettes, et je note les fautes, les manquements, je sermonne. J’assure la formation initiale des équipes, ca me permet d’influer sur les recrutements effectués sur nos opérations, je censure et je valide les individus et les personnalités. Oui, le racisme est présent en marketing téléphonique, on refuse les postes les plus simples aux candidats qui ont le malheur d’avoir un accent, quelle que soit l’origine de leur nom. Le seul accent qui passe, c’est l’accent du Sud de la France, c’est chantant, ca fait vendre. Tout le reste peut prende la porte. Raison officielle  : champ lexical limité. C’est l’explication politiquement correcte qu’on donnera à Adecco et aux autres vendeurs de chair fraîche. Ma boîte travaille avec des prestataires indiens, et dépense des fortunes en ateliers linguistiques magiques, qui permettent de gommer en quelques semaines seulement les habitudes et les tics de langage de la main d’oeuvre la moins chère du monde. Les consommateurs américains sont en effet sensibles aux accents, et ont pris l’habitude de raccrocher dès les premières secondes d’un appel de prospection accentué. En France, ca serait beaucoup trop cher, évidemment, alors on est des chiens, c’est plus simple.

Pendant mes longues visites sur les plateaux prestataires, j’ai un rôle un peu à part. Je sens bien que je ne peux pas faire partie de l’équipe. Les cadres et les responsables me sortent, m’invitent à déjeuner, à dîner, m’apportent café sur café. C’est dans ces moments là que je me rends compte que je déteste ce que je fais, que je réalise à chaque fois à quel point je suis une enculée. A chaque fois que je décroche mon casque pour écouter la production, je sens la tension de l’équipe. Quand je descends fumer, je reste misérablement seule sur le parking, personne n’a envie de perdre son temps de pause à me parler. Je me retiens de rire, de raconter des conneries, de m’attacher aux gens, tout le contraire de ma personnalité. Je les vois pourtant plus que mon petit ami à l’époque, je suis toujours partie, je devrais pouvoir trouver des alliés, pouvoir profiter des villes que je visite, une fois la journée finie. C’est mon corps qui va me faire comprendre que je fais n’importe quoi. Je commence à faire des crises de tétanie à chaque fois que je quitte Paris pour me rendre chez mes prestataires. Je suis littéralement bloquée dans mon corps, et dans ma tête, j’avale des anxiolytiques avant d’envoyer mes reportings, toute l’équipe autour de moi se fait virer et remplacer par des requins aux mâchoires en acier trempé, je suis la seule survivante de l’ancienne équipe, je perds les pédales, entre l’envie de me barrer et celle de me prouver à mon nouveau DG . Quelque chose ne fonctionne plus. Le dégout s’installe, peu à peu, de plus en plus fort, jusqu’à ce que je finisse par péter un cable en visio-conférence avec mon big boss américain, qui m’annonce que je vais maintenant devoir aller passer 2 mois en Tunisie pour effectuer les études de marché nécessaires à notre délocalisation, et qu’à terme, j’y passerai 3 semaines par mois, pour assurer « le respect des procédures de vente et la qualité de nos appels, ainsi que notre éthique de travail ».

Bien sur. Suite logique. Je n’ai rien contre la Tunisie, au contraire. C’est juste comme un échec. Comme si tout ce que j’avais fait jusque là n’avait servi à rien. Les sacrifices, les heures, les renoncements, les économies, les réussites, les résultats, les promesses, les engagements, tout ca ne compte pas. Je suis remise à ma place de pion dans la machine. Aussi dévouée que vous ayez pu être, aussi bons soient les résultats en France, tout ça n’est pas assez, on pourrait gagner plus ailleurs, on pourrait amasser, au détriment des 340 individus qu’on fait bosser chez les prestataires, mais qui compte, qui s’en soucie ? La discussion s’arrête à une opération mathématique : une heure de production ici, c’est presque 30 euros. Une heure là bas, c’est 12 euros. Fin de la discussion, je n’ai de toutes façons pas le droit au chapitre dans cette décision. Il ne me reste plus qu’à me sortir les doigts et à tout recommencer, on compte sur moi, je suis un pilier. Sauf que je n’y crois plus. Tout est tâché, gâché. Ma bulle dégonfle, je décompense, je ne comprends plus rien.  Est-ce qu’on peut faire ce qu’on veut dans la vie ? Est- ce qu’il est possible de croire à ce qu’on fait et de payer son loyer? Et puis surtout je n’ai plus envie. Je me vomis. Physiquement. Je vomis dans les toilettes des TGV, dans ceux des avions, au bureau et dans la rue. Je vomis la pression et la rancoeur, je vomis mon personnage, je me vomis d’avoir accepté tout ca, je vomis les costumes et les cravates, les déjeuners professionnels et le temps passé à cirer les pompes, à gueuler, à exiger, à hurler, à amadouer, pour qui, pour quoi, certainement pas pour moi. Je vais être licenciée.

16 réflexions sur « Comment je me suis disputée (ma vie professionnelle) »

  1. Décidemment, tes articles sont tous plus meilleurs les uns que les autres. Je suis scotchée à chaque fois.
    Tu n’as pas vomi que ton personnage comme tu dis, tu vomis aussi les mots, mais qu’est-ce que tu les vomis bien !!

    :-))

  2. J’ai été à la solde d’une grosse organisation inhumaine. Je suis partie, j’ai travaillé comme mon coeur me le disais, ça paie pas le loyer. Etre un petit Fürher ça brise la foi. Apprendre à vivre sa vie pro en niant ses convictions ou en les respectant mais en ayant plus les moyens de vivre… c’est peut être le seul choix qu’on ait.

  3. Finalement la plupart d’entre nous se prostitue à un moment ou à un autre, superbe récit Daria. J’étais suspendu à tes lèvres à partir du 4ème paragraphe.

  4. Tu ne pouvais pas mieux décrire ce dilemme quotidien que l’on vit tous au travail : jusqu’où sommes-nous prêts à vendre notre âme ? La réponse n’est pas aisée…
    Merci pour ton récit.

  5. Un jour, j’étais un tout petit nom sur un fichier Excel, enfin plutôt un chiffre suivi de 4 numéros. J’avais l’impression d’entrer dans un univers parallèle à chaque fois que je pointais et chaque jour je me demandais comment nous faisions tous. Pas seulement mes collègues de plateau, mais aussi ceux qui nous offraient des donuts après une crise de nerfs, à défaut de nous payer un salaire décent.
    C’est super con, je fais autre chose maintenant, j’y pense toujours. C’était difficile peut-être parce que justement, dans l’histoire il n’y avait pas de gentils et de méchants – juste des gens à bout.
    Merci pour ce texte qui répond à quelques unes de mes questions. Merci merci merci.

  6. nous sommes issues du même secteur (marketing) et j’ai bifurqué là où toi tu t’es « enfoncée »… je ne le regrette pas, mais parfois, malgré la saleté que tu décris, je me demande « et si… »

  7. On attend cette libération depuis le début. On sent le cauchemar te gagner, et on sait, nous, lecteurs, qui tu « es » aujourd’hui. Alors on attend la fin du texte comme une libération.
    Et quand on arrive au bout, plus qu’une libération, on crois lire la fin de quelque chose, et le début d’une nouvelle lutte.

  8. Si tout se passe bien, une grosse grosse boîte d’informatique qui « offshorise » à mort devrait m’embaucher. Cas de conscience. Ce texte flamboyant va sûrement me pousser à dire non.

  9. Bien évidemment, difficile d’enfoncer quelqu’un qui a déjà la tête sous l’eau… Mais c’est toujours drôle de découvrir la question sociale seulement dès lors qu’on est soi-même touché. Pour reprendre ta vulgarité, comme s’il fallait avoir la tête dans les chiottes pour sentir que ca pue. Mieux vaut tard que jamais.
    Sauf que si je te suis bien, la conclusion, c’est que finalement tu aurais aimé un peu plus de considération de la part de tes chefs… En gros tu as, je cite « enculé » des tas de gens, et tu es un petit peu déçue parce que maintenant c’est ton tour… On a vu mieux comme révolte, mais ce n’est peut-être qu’un début.
    D’un autre coté, ton message montre bien que le capitalisme se tire peut-être une balle dans le pied, si même ses petits soldats commencent à trouver que le jeu n’en vaut peut-être pas la chandelle.

  10. @Jonathan je te trouve très agressif ? mais il y a du vrai dans ce que tu dis, bien sur j’ai été un petit chef odieux. Tu as la chance d’avoir pu / su déconstruire tout de suite les ambitions de tes parents / de l’école / de la société. Je n’ai pas su le faire. Il a fallu que je me crame la gueule pour comprendre.

  11. > Il a fallu que je me crame la gueule pour comprendre.

    ç’aurait pu être pire, tu aurais pu ne jamais comprendre….

  12. Enfin, la nuisance que ce type de personne sème sur son passage, toute la destruction humaine et économique ne se satisfont pas d’un « je me vomis », petite jémériade d’un petit personnage imprégné d’une auto-satisfaction de petite envergure.
    Les dépressifs, les chômeurs, les suicidés, les familles ruinées quand l’unique revenu disparait pour des histoires de performance financière pilotée par une pétasse qui n’a jamais rien fait de ses dix doigts, il faut un peu plus que se vomir soi-même pour les contre-balancer, surtout qu’il peut s’agit de dégâts sur le long terme.
    Ce texte me plait moyen. On voit juste une pouffiasse à sa maman et son papa qui s’autoflagelle, c’est tout. C’est encore le nombril qui est au centre de tout cela. Il faut aller jusqu’au bout, dans un sens ou l’autre, mais là, on a une geignarde égotiste qui ne dégage pas grand-chose à part de la médiocrité.

  13. Ou nul n’obéit, personne ne commande…

    parole d’un homme, libre aujourd’hui.

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