Lecture musicale de La Petite Communiste Qui Ne Souriait Jamais

D’abord on voit une petite fille, une longue natte, une frange sage, une robe noire. Entourée par l’obscurité de la salle, elle s’élance dans sa lecture comme si elle avait attendu longtemps, derrière les rideaux, trépignant, qu’on arrive pour la regarder. Peu à peu, les gestes la transforment, graciles les mains qui entourent son corps, les bras esquissent une arabesque qu’on pourrait croire compliquée, on en voit que le début, on imagine la suite. La musique saccade les mots qui saccadent la danse pudique de Lola, elle dessine en quelques pas un ballet tout entier, on voit les gymnastes talquer leurs paumes, on entend les pas sur la poutre, les juges se lèvent quand elle s’exclame, la scène neutre devient stade. Elle chante, elle nous tourne le dos, est ce qu’elle chante pour elle, pour nous, pour Nadia, est ce qu’elle est Nadia, les mollets musclés dans des chaussures plates, à genou sur le parquet, le roumain comme si on le comprenait, l’ombre du Camarade, les images des JT de mon enfance, Bucarest, les charniers, les petites filles blondes émaciées sur des tapis de danse, les jeux olympiques, l’exigence d’une idéologie qui ne supporte pas la faute, il faut porter l’image de la réussite communiste, ne parlez pas de bonheur, c’est bien plus compliqué.

La voix de Lola, puissante ou enfantine, j’ai du mal à choisir, c’est sans doute qu’il ne faut pas. Les respirations entre les strophes, en apnée jusqu’au prochain mot, elle ne fait pas Barbara, elle chante la solitude comme elle toute seule, j’ai quelques larmes à ce moment là. Je ne sais pas donner d’âge à Lola. Est ce qu’on peut habiter dans Nadia Comaneci, même trois soirs seulement, sans que cela change profondément le dedans ? Est ce qu’on peut dire à la fois la dictature, la mort, la censure, le froid, mais aussi la vie, la fuite en avant, l’enfance, la certitude d’absolu quand on se projette tout petit vers plus grand, plus tard je serai libre ou roi, infirmière ou soldat, plus tard dans une forêt, j’oublierai qui je suis pour passer à l’Ouest, je n’aurai pas le choix. Elle dit l’identité, Lola, celle qu’on refuse à ceux de l’Est, la mémoire que nous voulons imposer, nous, occidentaux, à ceux qui se souviennent vraiment, à ceux qui ont vécu le communisme dans leurs chairs et dans leurs joies. Il nous est plus facile de tout jeter, de dire l’atroce, le ridicule, que de laisser à ceux qui savent la complexité de leurs souvenirs, de leur histoire. Elle raconte avec le souci de ne pas mentir, c’est peut-être pour ca qu’elle chante, l’émotion est plus nette parfois quand elle ne s’accompagne pas de mots compliqués. Elle t’invite dans un univers compliqué, elle ne fait qu’ouvrir la porte, à toi de faire le reste, laisse toi un peu rêver. Goodbye Lenine, j’ai le crâne en sépia, je vois les rues droites et vides des grandes cités radieuses, la Corée du Nord me revient parfois, j’imagine Nadia, je mélange tout, je m’éloigne du sujet, c’est ca aussi la force de l’objet.

La Maison de la Poésie était le lieu parfait à cette incarnation du livre. La poésie, celle qui fait un peu grincer les dents tout en brisant les coeurs, la poésie des petits riens et de la dernière goutte de café, celle de la poussière et des choses sales mais jolies, elle était là ce soir. Ca n’était pas désespérant, ca aurait pu, ce n’était pas léger, c’était dans cet entre deux confortable et familier des insomniaques, quand tu sais que ta nuit est foutue et que tu décides de veiller, de relire un livre adoré, d’écrire juste pour le plaisir, parce que l’aube semble loin et que demain sera difficile. C’était des morceaux collés sérrés ensemble de choses belles, d’abord tu ne vois pas bien l’image qu’ils dessinent, tu crois le puzzle raté, mais soudain la lumière change et les contours se forment, délimitent un instant suspendu de beauté. Elle finira en Bulgare, une chanson douce amère, pour ce que j’ai pu percevoir, ca disait peut être le contraire, comme une berceuse pour te consoler que cela soit déja fini, qu’il faille dèja abandonner Nadia et Lola dans la salle que la lumière vient déranger, dehors tout continue, j’emporte avec moi tout ce que j’ai rêvé.

Une réflexion sur « Lecture musicale de La Petite Communiste Qui Ne Souriait Jamais »

  1. Salut,
    Merci pour l’article. J’ai récemment lu « nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce » de Lola Lafon qui m’a bien remué. J’ai trouvé ce livre passionnant et bouleversant. Je suis parti pour lire tous les bouquins de cette auteure.
    Tchus

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