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L’atelier Zinzolin a besoin d’aide

En partant bosser le matin, je passe une tête à Zinzolin, pas longtemps, juste quelques minutes, dire bonjour, se saluer, faire le point sur l’urgence et sur les progrès, se donner du courage, s’embrasser. Ils sont déjà là, autour de la table, sortis des camps ou des hôtels, ils attendent les professeurs, cahier, bic, bonnet. Ils parlent pachto, ourdou, dari, arabe, anglais, ils boivent du café et trouvent que le français c’est plutôt compliqué, mais que ca vaut le coup, que c’est la clé. Ils sont une bonne soixantaine à venir tous les jours passer la porte de l’atelier, avec leurs histoires, leurs silences, leurs espoirs, leurs échecs, mais surtout avec leurs rires, leurs jeux de mots incompréhensibles, leurs blagues en franglais, leur terrible volonté de survivre à tout, partout, quelles que soient les conditions, les souvenirs, les cauchemars, la faim, l’ennui. Ca sort parfois de manière incontrôlable, entre deux exercices de prononciation, l’air de rien, tu sais ma femme est morte en Autriche sur le chemin, tu sais ils ont poignardé ma mère alors je suis parti, et puis ils reprennent comme si rien, les hon et les han, les b et les ba, et toi tu ne sais pas quoi faire de la confidence, alors tu fais comme eux, tu la ranges pudiquement et tu continues, survivre, verbe du 3eme groupe, futur, je survivrai, tu survivras, ils survivront, nous survivons.

A midi ils sont quelques-uns autour de la table, des familles confinées dans les chambres vétustes des hôtels sociaux, sans cuisine, sans rien pour faire cuire, sans espace et même sans air. Les enfants voudraient tout savoir et tout comprendre immédiatement, comment ca s’appelle, courgette, fourchette, chourchette, les parents sont exténués, les yeux vides. M. aura bientôt un bébé, elle a fait une partie du voyage à pied, enceinte, elle a dormi à même la terre pour se cacher à la frontière, elle a traversé la mer accrochée à l’espoir d’accoucher ici, elle a laissé là-bas sa famille et son premier né. A la PMI, hier, elle a entendu le cœur de son bébé pour la première fois, jusqu’ici elle ignorait s’il était encore en vie. Tout va bien dans son ventre, c’est son dos qui lâche, mais le médecin pense que c’est normal, après toute la route, après toute la nuit. C’est l’AMAP de la ville qui donne des légumes, ce sont les volontaires qui cuisinent, ce sont les grands-mères qui font les gâteaux, il faut un village pour faire corps autour du leur, il faut une armée de petites mains bienveillantes et discrètes pour les porter sans les étouffer, pour les accompagner sans les commander. Les adultes traînent autour du thé, il faut doux, les enfants ne veulent pas jouer dehors, ils sont comme les vôtres, devant l’écran, fascinés. La semaine prochaine ils retournent à l’école. Ils viendront faire leur devoir ici, les bénévoles iront chercher les plus petits à 16h pour les faire goûter. Pendant ce temps, Papa est en bas qui court au CAFDA, Maman est en haut et fuit le CAO. Chaque semaine, le temps se suspend en attendant les décisions de placement et d’hébergement, on fait pression comme on peut, mais ils peuvent être envoyés à l’autre bout de la région, assignés à résidence ou convoqués en rétention. Nos solutions sont des pansements, des inventions dans l’urgence, mais nous ne pouvons rien contre l’administration. On voudrait pouvoir les installer juste à côté de Zinzolin. Ils y ont leurs repères, leurs ami-es, leurs cours, leurs formations, mais ca ne suffit pas. La semaine prochaine, Formule 1 de Cergy pour F. et ses deux enfants, à 1h30 de l’école en transports, sans aucune allocation ou possibilité d’acheter des tickets de transports. Manger ou s’instruire il faut choisir. Liberté, égalité, fraternité vous disiez ? Les exilé-es sont des numéros sur des fichiers, des pions qu’on déplace au gré des politiques, des avis, des experts en humanité, sans jamais les écouter.

En rentrant du travail, Zinzolin est encore plein. C’est la fin du dernier cours de français, R. rentre juste du karaté, c’était son rêve depuis l’Afghanistan, il vient juste de commencer. Il préfère son prof à sa maîtresse, difficile de rester 6 heures sans bouger quand on est venu de Kaboul à pied. Il retrouve son père, qui a passé sa journée entre le commissariat pour pointer et à faire la queue pour récupérer son courrier. Tout est long quand on n’a pas de papiers. Dans le bureau, on essaie de traduire en franglais-dari les étapes nécessaires à la cuisson des bolanies, des chaussons afghans aux pommes de terre et aux épices. Dans la salle principale, des enfants du quartier sont venus prendre une leçon de dessin, chut, il faut les laisser travailler. M. passe chercher les médicaments qu’un bénévole a pu passer acheter, elle repart avec un colis de nourriture, ca tombe bien, ils n’avaient plus grand-chose à manger. Le téléphone sonne, c’est A. qui annonce une bonne nouvelle, il vient d’être accepté dans une formation au CAP, il va être logé et même un peu payé ! Il ne parlait pas français il y a quelques mois, il traduit maintenant à Zinzolin pour ceux qui viennent d’arriver. Le week-end arrive, ceux qui restent iront au cinéma grâce aux dons de tickets, d’autres seront reçus au vestiaire pour leur trouver des chaussures et des bonnets, dimanche c’est art thérapie, on se lance des bulles imaginaires pour apprendre à se parler, on pleure de rire de se comprendre mieux par onomatopées que par dictionnaires interposés. Zinzolin ferme cette nuit, mais pas toutes les nuits. Parfois il faut préparer un recours au tribunal administratif en urgence, parfois il faut trier des dons, parfois il faut cuisiner, parfois il faut refaire le monde ensemble, bénévoles et exilé-es pour imaginer ce qu’on pourrait faire de mieux ensemble, ce qu’on pourrait inventer.

L’atelier Zinzolin est le point de repère de centaines d’exilé-es et de réfugi-és dans le Sud de Paris. Nous avons besoin de votre aide pour continuer à le faire vivre, et principalement pour faire les travaux nécessaires à la réfection et à l’installation de sanitaires aux normes. Si vous le pouvez, merci de faire votre don. Tous les euros comptent !

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La râle de janvier

L’obligation au bonheur est un peu passée de mode, plus personne n’a plus les tunes pour aller au Club Med, et la dépression saisonnière a raison des plus optimistes. Si je veux, quand je veux, le bonheur mon cul, on nous vend à présent le hygge, aspartam danois pour accros à la gratification immédiate, moins bling-bling et plus champêtre, le bonheur d’une vie c’est foutu, tant pis, reste la possibilité de pouvoir faire la sieste sous un plaid. On aspire plus au bonheur mais on prend soin de soi, on cultive son jardin, on se tricote sa petite chemise de contention maison, renforcée aux œillères pour éviter de se prendre la réalité en face, dès fois qu’on se rendrait compte que la vie est une tartine de merde et qu’il faudrait vivre avec, épée de Damoclès du pauvre, tu sais qu’elle tombe toujours du mauvais côté et souvent sur ta gueule, faut pas se louper. Alors plantons des succulentes dans des bacs en béton brut, nourrissons nous de porridge et de bols de bouffe molle, investissons nos canapés comme des enfants qui refusent de s’endormir dans leurs lits, chiants et épuisés. Le bonheur est mou et mouillé, comme des feuilles pourries à la fin d’automne, édulcoré à grands coups de pastel dans les cheveux et de bébés licornes sur les cahiers, plus rien n’a de saveur dans ce ragoût triste et fadasse de mignonneries usées.

Moi je préfère le bonheur en fluo, qui te gueule dans les oreilles et qui t’explose le tympan, même si cela ne dure que 3 secondes, même s’il faut en chier des années pour rien. Je préfère les contrastes, même s’ils crament la pellicule, même s’ils déforment les images. Attraper le bonheur comme on chope la gastro, sans vraiment savoir comment, pas longtemps et intensément. Chercher à faire de l’économie durable des sentiments de joie, c’est de la branlette intellectuelle pour universitaire frustré, il n’y a pas de banque à bonheur, pas de coffre-fort où l’enfermer, il n’obéit à personne, il se manifeste sans que tu puisses l’emprisonner ou l’acheter, il se casse quand tu t’y attends le moins, sans demander la permission et sans s’assurer que t’as le cœur bien accroché dans ton baudrier. Tu peux préparer ton champ, vidanger tes eaux usées, lui construire un petit matelas bien douillet en plumes vintages de canards arc-en-ciel, c’est pas toi qui a la main, c’est pas toi qui décide. Être heureux c’est accepter de ne pas l’être en majorité, se contenter des grandes lumières qui éclairent jusqu’au bout de l’hiver, se réjouir d’apercevoir la fin de la nuit quand t’arrives à te réveiller. Pas de formica, pas d’aggloméré, tu te prends tout en plein cœur et t’essaie d’en retenir le souvenir, puisque l’essence va s’évaporer.

Je déteste aussi qu’on force les gens à se trouver belles. T’es belle, on s’en fout non. Pourquoi il faudrait être belle ? Pour qui ? A force de chercher la beauté obligatoire partout et tout le temps, on la porte comme valeur essentielle au respect, comme si on ne pouvait pas en accorder aux vrais moches, à ceux dont on arrive vraiment pas à sublimer les attraits. C’est ok de ne pas s’extasier sur la beauté des choses et des gens, de laisser de côté la recherche méticuleuse des compliments à faire sur les attributs physiques de quelqu’un. T’es trop mignonne, ca va trop marcher. Et si t’étais moche, comment on ferait ? Et nos critères de beauté, malgré nos déconstructions à la dynamite, restent si imprégnés des autres, des attentes sociales et de l’avis de la rédac chef de Vogue US, qu’il est presque insultant de se faire appeler belle. Bien sur j’aime les compliments, en faire et en recevoir, ce n’est pas cela qui m’agace, mais de placer la beauté comme seule monnaie d’échange pour confiance en soi défaillante. En quoi soumettre quelqu’un-e à la grille de lecture biaisée de nos normes culturelles et oppressives sur le beau est-il un service à lui rendre ? En quoi est il rassurant d’être validée, même un petit peu, même sur un détail, dans son apparence par un système qui détruit nos particularités tout le reste du temps ?

31 décembre

C’était le dernier jour de l’année et c’était le plus étrange. Le 31 décembre à 08h du matin, devant le tribunal administratif, nous étions tous mal-peignés, mal réveillés. Tous, sauf celui qui devait passer devant le juge, bien sûr. Celui-là n’avait pas dormi de la nuit. Il serrait contre lui une chemise transparente remplie de papiers froissés, ses yeux scrutaient le ciel, puis ses pieds, puis le ciel, puis la porte du tribunal, puis ses pieds. A la queue-leu-leu, nous présentons nos papiers aux forces de l’ordre, tous, sauf lui bien sûr, il n’en a pas, c’est bien pour ça qu’il est là. Son fils se faufile contre moi, les policiers ne l’arrêtent pas, tant mieux, c’est ça de moins à subir. A 10 ans il sait déja marcher des jours durant, se cacher, présenter son identité, dormir sur des draps qui ne sont jamais les siens, se cramponner à l’espoir de faire du karaté, il a vu sa maman assassinée, les talibans, les chiens tués, les coups de couteaux, Papa devant le juge, la faim, le froid, les refuges crades et les promesses qui ne se réalisent pas. Alors pour aujourd’hui c’est bien qu’on l’oublie, qu’on le laisse passer sans rien lui demander.

On attend dans la grande salle, pas perdus et tronches défaites. Les papiers sont sortis du plastique, ils s’étalent sur une table en formica, il y a un avocat, ca parle français-pachto-anglais, il a de la chance, les autres attendent serrés sur un banc sans rien vraiment comprendre, les pupilles dilatées par le faste de la république, jolies pierres et moulures, c’est beau, c’est sinistre. On joue sur un téléphone avec le petit, je le bats au skate-board entre les trains, ca l’énerve, on rit, on se fait des farces, il a 10 ans mais je vois bien qu’il sait qu’on fait semblant. Qu’on se distrait pour ne pas penser à ce qui arrive. On joue chacun notre rôle, il est le petit garçon courageux et souriant, je suis l’adulte optimiste, tout va bien se passer, voilà ce qu’on se ment. Il est l’heure de descendre dans la salle d’audience, du bois, du velours, l’estrade, les micros, d’un côté les prévenus, de l’autre les accompagnants. Le petit est avec nous, et puis on lui demande de rejoindre son père. De l’autre côté. J’ai envie de chialer. C’est seulement 5 mètres de différence. C’est seulement toute sa vie qui peut changer.

Les affaires se succèdent. Ce n’est pas un très joli métier, avocat du ministère de l’Intérieur. Même le diable, voilà ce que je me répète pour ne pas exploser. Même le diable a le droit de causer. Il ne s’en prive pas. Il exige, il demande, il requiert, il doute, il expose. Il nie, la réalité, les récits, les demandes, les larmes, les suppliques. C’est à eux. Le père tout droit derrière son avocate, tête baissée devant la juge impassible, main croisée dans le dos, la peur tatouée sur la colonne. L’interprète susurre à son oreille, il entend, il encaisse, il se tait. Une remarque ignoble de la juge. Affaire mise en délibérée. Nous sortons, petite marée rose sur tapis rouge, accolades maladroites au papa, sourires forcés, on écoute l’avocate raconter ce que l’on savait déjà. Ca sent pas bon. Il faut refaire semblant, vite. Rire trop fort, chatouiller, jouer à chat dans le couloir. Tout est normal, tu vois, tout est comme avant. En délibéré.

Plus tard, champagne, bonne année, meilleurs voeux. Et surtout la santé.

Et surtout des papiers.

Jour 0

Ca se finit sous la pluie, bien sûr. Avec les yeux mouillés et le trottoir pareil. Ca se finit bêtement, avec un silence si lourd que même la ville se tait. Ca se finit dans tes yeux aussi secs que les miens sont humides. Je ne sais pas comment tu fais. Moi je pleure, et je sanglote, je cherche mon souffle à travers l’eau, je suis en apnée, pendue à tes lèvres qui ne veulent plus m’embrasser. Ça pourrait être romantique si ça n’était pas la tragédie ordinaire, la même que pour des milliers d’autres, les mêmes mots, les mêmes serments, les mêmes nuits. Jamais rien d’ordinaire avec toi, jamais rien de commun, j’aime ton bruit beaucoup plus que ton silence, j’aime tes soubresauts nerveux, tes tics, tes colères. Je déteste ce silence et tes yeux qui se posent dans les miens, tu joues bien le froid.

Il m’a fallu trois chansons pour tomber amoureuse de toi. J’ai le coeur difficile pourtant. Un peu blindé. Pas bien aménagé. Mais pour toi j’ai trouvé de la place, sans rien casser, sans rien abîmer. Tu es venu vite, fort, te lover dans ma poitrine, dès nos premiers échanges, dès ton premier baiser. Je n’ai pensé qu’à toi. Avant pendant après. Obsédée. Accrochée à mon téléphone. Je décrypte tes messages, je me demande ce que tu veux, je m’imagine t’apprivoiser. J’ai cru, un soir, y arriver. Un moment, tu t’es laissé approcher, vraiment. Mais tu repartais te cacher, derrière ton masque blindé. J’aime ton masque, et si tu choisis de le porter, je l’aime d’autant plus qu’il te protège, qu’il te permet d’encaisser. Je voudrais t’envelopper de moi, mais tu n’en as pas besoin. Tu es superbe. Tu es entier. Tu es incroyable de milliers de détails que je note pour mieux m’en souvenir. Ta façon de tenir ton verre, ta façon de plaire à tout le monde, ton culot, ta manière de plier là couverture, tes yeux quand tu fais une photo, ta rage quand tu parles, ta pudeur aussi, tes histoires, ta manière d’aimer le plus petit ou le plus laid par principe, ta lumière particulière sur le monde, ton prisme, toi, en entier.

Tout va s’arranger.

Je ne sais pas comment je rentre. Il pleut fort. Je ne me retiens pas pour pleurer. Les bruits des moteurs cachent les bruits de ma gorge. Je suis trempée. Les larmes, la morve, la pluie, la Seine, pourquoi je m’en vais, pourquoi je te laisse, pourquoi je ne t’attends pas, la, sous la pluie. Je voudrais que tu viennes me chercher, dans ma tête, c’est joli. La réalité est plus grise, Paris n’est pas jolie ce soir, elle degueule de voitures pressées et de piétons agacés, tu ne viendras pas me chercher. Je me raconte cette histoire sur le chemin, ça me réchauffe un peu, je n’y crois pas mais ce n’est pas grave. Ça ne compte pas, c’est juste une comptine que je me répète pour me bercer, tu vas venir, tout va s’arranger, tu vas me retrouver, tout va changer. Tout va s’arranger ? Je sais bien pourquoi tu me quittes. Je ne t’en veux pas. Je m’en veux. A moi, à tout le monde. Pas à toi. Tu me quittes c’est terrible. Il y a une heure encore tu ne me quittais pas, et je n’avais même pas compris que cela soit une possibilité. Je suis bête. Je crois fort aux jolies choses, aux belles histoires, mêmes les plus mal barrées. Tout partait mal. Tout partait fort. Tout allait bien. Et puis plus rien. Ni tes bras ni ton sourire ni ta chaleur ni ton odeur ni tes mots ni tes lèvres qui se tordent. Rien. Tu ne seras plus jamais celui que tu étais il y a une heure. C’est une loi physique. Cet état la disparaît. Il se transforme. Rien ne se perd. Sauf nous.

Tu ne viendras pas.

La rentrée

Tiens c’est la rentrée, j’y crois plus qu’au premier janvier, ca recommence pour de vrai, les programmes àla radio, les horaires de piscine et les assos, ca sent la copie double et la ligne 8, tu te prends à dire que ca sera pas pareil, qu’on s’organisera mieux et qu’on fera mieux la vaisselle, t’es encore un peu bronzée, tu refuses de remettre des chaussettes, faudrait accepter les feuilles qui commencent à tomber, l’été se casse si vite que t’as déja la morve au nez. J’ai du mal à m’y remettre, ce septembre, du mal à monter sur la barricade, à m’indigner, à polémiquer, à débattre, à organiser, j’ai du mal à sortir de la torpeur bienveillante de mon climat de vacances, j’ai colmaté ma bulle au béton armé, verrou triple sur les horreurs du monde et surtout sur celles qui pourraient me faire chialer. Pourtant ca se casse la gueule, les belles résolutions de zen, de méditation et de réfléxion, je vois rouge déja, déja envie de casser des burnes à coup de batte, déja envie d’aller menstruer à poil devant l’assemblée, mais ca retombe comme une vieille crèpe molle, comme si j’étais devenue frileuse, comme si je craignais de m’abîmer. Peut-être que c’est l’âge, peut-être que c’est le cerveau mou comme mes fesses, peut-être que j’en ai marre d’en prendre plein la gueule, va savoir. Ce que je vois c’est que c’est septembre et que je peine à faire semblant que c’est juillet.

Faudra y aller pourtant, parce que tout ceci n’est pas supportable, parce que je n’oserai pas me regarder à poil dans le miroir sans celles qui ont gueulé avant moi, parce que j’y crois, parce que je le veux, pour le meilleur et pour le pire, dans la maladie ou dans la santé. Parce que j’ai passé ma journée d’hier à bloquer les commentaires insultants sur les réseaux sociaux, à cause d’une photo, à cause de mon utérus, à cause de mon gras. Parce qu’on a refusé de prescrire une contraception à une copine parce qu’elle était trop grosse pour se faire  baiser. Parce que la société chie à la gueule des gens que j’ai choisi d’aimer. Parce que je voudrais qu’elle soit juste, même pour ceux que je n’ai pas choisi d’aimer. Parce que ca fait partie de mon identité maintenant, que je ne sais plus faire autrement. Il faudra y aller et j’irai, comme on se traîne au premier cours de maths, en oubliant mon manuel et ma calculatrice. Faudra y aller, sans félicitations, sans fleurs ni couronnes, puisque c’est mon plaisir aussi, l’adrénaline, les coups à boire, apprendre, comprendre, avancer, aider. Se jeter dans le tas en sachant déja qu’on va en chier, qu’on va passer par les mêmes doutes et les mêmes cycles, ca ressemble à la définition de l’insanité, mais le reste est tellement joli, je refuse de m’en priver.

J’y vais mais j’ai mis mes genouilleres et mon casque de Derby imaginaire, ma cape d’invisibilité et mon badge Prozac Nation, on m’y reprendra pas. Moins de réseaux sociaux, moins de débats stériles, moins d’agacement systématique, plus d’écoute, plus d’actions concrétes, plus de Gras Politique, plus de yoga pour tousTes, plus de chasse aux fachos et aux empêcheurs d’avorter, plus de fête, plus de convivialité. Plus de temps pour moi aussi, arrêter de courir, prendre le temps de me poser, d’écrire aussi, mais plus long, plus dense, moins me disperser. Je me souhaite tout de même de belles crises de rage, de belles nuits à coller, des cordes à tenir et des coeurs à serrer, je me souhaite des journées pas assez longues, des alliances et des heurts, je me souhaite d’aller là où mon coeur et ma tête s’accordent à désigner comme juste, de sauter dans le train même si c’est long à en crever. Si je ne me bats pas pour moi , personne ne le fera. Alors imagine, si personne ne se bat pour les autres. Etc.

 

Guide du non militant : comment supporter les militant-es, ces hippies-punk-blousons-noirs

CW : ironie sur les liens entre militant-es et non militant-es

Félicitations ! Tu as dans ton entourage quelqu’un-e de militant-e ! Mais tu en as assez de le-la suivre sur les réseaux sociaux car il-elle parle toujours de la même chose ! Marre d’entendre sa rage sur l’injustice ? Assez de ses pleurs sur ses discriminations vécues ? Ras le cul d’écouter sa souffrance ? Pas envie de l’encourager dans son combat pour un monde plus juste ? Envie de légèreté sur son fil, plutôt que le rappel permanent du monde sexiste, raciste et homophobe qui nous entoure ? Trop des témoignages relayés de situations affreuses et pourtant réelles ? Pas de souci, ce guide te permettra de rester confortablement dans ta bulle de privilège sans te soucier du reste du monde !

1/ MUTE LE

Pourquoi s’embarrasser d’un Unfollow dramatique alors qu’on peut simplement faire taire de manière hypocrite les proches qui l’ouvrent trop ? N’hésite pas à employer cette tactique simple, le bouton existe sur Twitter, et sur Facebook, il suffit de choisir de ne pas voir les publications apparaître dans ta ligne d’info ! Et voilà ! Sans remous, sans engueulade chiantes et politiques, tu peux rester dans le confort de ton ignorance sans heurter l’hyper sensibilité hystérique de ton-ta proche militant-e !

 2/ ARRÊTE DE LE VOIR

Pourquoi ne pas y penser avant ? C’est simple non ? Arrête de voir cette personne toxique qui cague sur ton arc en ciel avec ses idées révolutionnaires ! Pourquoi diantre devrais tu te fader les diatribes enflammées et certainement utopiques de ce jeune blouson noir ? Cesse simplement de l’inviter le dimanche midi pour le poulet rôti traditionnel (il-elle est surement vegan de toute façon).

3/ SOIS OUVERTEMENT TOI-MEME

Mais oui alors ! quelle bonne idée ! y’a pas que ces excité-es de la manifestation qui ont le droit de dire ce qu’ils-elles pensent ! Tu n’es pas raciste, mais quand même, tu trouves qu’il y a pas beaucoup de blancs dans ta rame de métro ? Mais dis le bon sang ! Tu n’es pas de droite, mais quand même, ces syndicats de merde, ils bloquent tout le pays et ils empêchent les braves gens d’aller au turbin ? Affirme-toi ! Tu n’es pas privilégié-e, tu crois à la méritocratie, mais ton seul souci c’est de savoir si tu pars aux Baléares ou en Croatie cet été ? Défends ton droit à la richesse ! Ils ont qu’à bosser après tout ! Avec un peu de chance, le-la hippie-punk qui te sert de proche décidera par lui-même de ne plus te fréquenter ! Et hop ! Problème réglé !

4/ CHANTE DU FLORENT PAGNY

Marre de cette énième querelle familiale autour des allocations familiales ? Tu n’en peux plus d’entendre ton-ta militant-e de cousin-e défendre les pauvres ? Mets-toi simplement à hurler du Florent Pagny ! ET VOUS N’AUREZ PAS MA LIBERTE DE PENSER ! EN BOUCLE ! Parce que merde, chié, crotte, on ne peut plus rien dire dans ce pays, marre de la police de la bienveillance, si j’ai envie de dire de la merde et de chier sur l’humanité, J’AI LE DROIT. TU M’EMMERDES MAURICE AVEC TA LIGUE DES DROITS DE L’HOMME D’ACCORD ?

5/ DEDOUANE TOI DE TOUT LIEN AVEC L’INDIVIDU SUS MENTIONNE ET NON DES OUTRES

Lui ? Avec le keffieh là ? Non non, je ne connais pas. Sûrement un hurluberlu qui s’est perdu dans notre quartier cossu. Huhu. Elle ? La dame avec la pancarte qui me fait des grands signes. Non non. Elle doit me reconnaître, j’ai eu un encart dans Stars et Couronnes récemment. Hihi. Et voilà. En quelques petits mensonges sans conséquences, vous n’êtes plus affligé-es du boulet noir et rouge, votre image vous appartient à nouveau, vous êtes libéré-es, délivré-es, vous ne sentirez plus jamais la merguez et vous n’écouterez jamais plus Bella Ciao au réveil. La vie est belle non ?

Pas pleurer

A force de pas pleurer j’ai cassé mes yeux. Pas pleurer, quand ton histoire de 10 ans se fait la belle, quand ton monde s’écroule et qu’il faut continuer. Pas pleurer, quand t’as peur pour tes proches et qu’il faut lever le menton toujours plus haut pour eux, pour qu’ils surnagent au dessus de la bouée. Pas pleurer pour le quotidien, parce que ca se fait pas, parce qu’il y a plus important, parce qu’on vaut mieux que ca. Pas pleurer pour les gens qui trahissent, qui blessent ou qui salissent, pas pleurer pour les idiots, pas pleurer sur du lait renversé, pas pleurer parce que c’est la vie, pas pleurer parce que pleurer ca sert à rien. J’ai pas pleuré assez cette année, j’ai mangé mes joues de l’intérieur, j’ai tenu sur les nerfs, si fort que mon corps tremble parfois, j’ai un fil électrique entre les deux épaules, grandes décharges dans les côtes. J’ai cassé mes yeux, ils ne veulent plus donner, alors l’eau sort en filet moche le matin quand je me réveille, quand j’ai pas encore eu le temps d’être triste pour quelque chose, c’est le trop plein, le ressac pollué qui s’échappe par les orifices disponibles, je laisse couler. Je pense à des choses tristes, exprès. En espérant que mes yeux se mettent à pleuvoir, qu’ils retrouvent leur belle humidité, qu’on chiale un bon coup, mes rétines et moi, et qu’on puisse passer à autre chose, allez, dégage la boule dans la gorge, on va te recouvrir, t’inonder. Mais mes yeux sont cassés, et mon corps se rebiffe, j’ai le sourire qui se tord à l’envers, mais pas une goutte en plus pour ma soif, juste quelques kilos de plomb supplémentaires sur les nerfs, développé-couché de stress, je suis culturiste.

Il en faudrait pas beaucoup pourtant, je sens bien, pour m’enlever le sec des yeux. Au yoga, à la fin, je pleure. Sans savoir pourquoi, parce que j’ai laissé parler quelque chose dans mon corps sans chercher à le maîtriser tout à fait, je pleure tordue entre le tapis et le béton, je pleure comme un bébé, mais je ne suis pas triste, c’est presque thérapeutique, c’est la fin de la séance, c’est physique. Un exercice supplémentaire de souplesse et de concentration, fermez les yeux, respirez, pleurez, encore, plus loin, c’est bien. Je pleure quand je croise le vieux chien et la vieille dame dans la pente qui monte vers mon bureau, c’est le plus vieux chien du monde et le plus joli aussi, il se dandine avec toute la grâce de son âge vers le parc, au ralenti, très digne. Et puis parfois, il s’arrête au milieu de la route, parce que c’est trop raide, parce qu’il n’y arrive plus, mais sa queue continue à battre l’air, et sa vieille maîtresse l’encourage alors qu’elle peine elle aussi à gravir les derniers mètres. Je pleure derrière la vitre de mon bureau en les regardant, parce qu’il n’y a rien de plus touchant que cette répétition d’amour, tous les jours à la même heure, cette discipline du cœur. Je pleure quand j’ai joui parfois, comme si mon ventre s’ouvrait tout à fait, comme si mon sexe faisait exploser le système nerveux sympathique, l’ivresse puis le vide, je pleure d’avoir trop ressenti en une fois, en trop grand pour moi, je pleure du choc des orgasmes incontrôlés, violents, désarticulés, mes jambes se soulèvent, mon bassin s’oublie, je ne me regarde plus baiser, j’ai récupéré mon corps, pour quelques secondes je l’habite entièrement, il colle à mon ombre et nous pleurons de nous retrouver.

Je me souhaite de lâcher prise et de réussir à pleurer. Je me souhaite de parvenir à abandonner l’illusion de contrôle pour plus de sérénité. Je me souhaite de retrouver le goût des larmes fraîches, des larmes pour rien, je me souhaite de pleurer de joie, je me souhaite de pleurer de rire, je me souhaite de me laisser tomber dans les bras moelleux et accueillants de mes amours, je me souhaite de me laisser porter un instant, je me souhaite d’être libre de ressentir la peine et de la laisser venir, sans lui construire de mur ou de mausolée. Je me souhaite de ne plus avoir peur de paraître faible, de paraître fatiguée, je me souhaite d’être entière dans mes bonheurs comme dans mes peines, dans mes luttes comme dans mes difficultés. Je me souhaite des torrents de larmes, de gros hoquets, je me souhaite des soubresauts mouillés, des joues creusées, je me souhaite la morve et les mouchoirs, je me souhaite le sommeil de l’après. Je vais réparer mes yeux, et les coudre entre mon cœur et ma tête, à points serrés, pour ne plus les perdre, je vais rétablir les connexions flottantes, laisser dériver, ouvrir le barrage, enfin, pleurer.

Chèr-e futur-e soignant-e,

On va se mettre d’accord sur un truc. Oui je suis grosse. Et oui ca peut être un truc chiant médicalement. Donc t’as le droit de m’en parler. D’ailleurs si tu m’en parles pas du tout, je vais me dire que t’as du caca dans les yeux, et ca me rassurera pas. T’as le droit de me poser des questions, t’as le droit de me demander si je veux maigrir, oui oui. Mais au premier rendez-vous, alors que tu viens juste de me rencontrer, y’a plein de trucs que j’aimerais que tu prennes en compte. J’aimerais vraiment que tu sois bienveillant-e avec moi. Je sais que t’as des longues journées et que c’est compliqué d’être d’humeur égale avec chaque patient-e, mais essaie, pour moi ? Ne décide pas que j’ai du diabète ou de l’asthme alors que tu n’as pas vu ma glycémie ou que tu n’as pas écouté mes poumons. Ne décide pas que je suis infertile alors que tu n’as pas d’idée sur mon cycle ou mon statut reproductif. Ne me prédis pas du cholestérol alors que tu ne sais rien de ma façon de m’alimenter ou de mes résultats sanguins. Prends le temps de m’écouter, regarde les papiers que je t’apporte, mes analyses, mes radios, mes trucs. Ne me prends pas pour une débile parce que j’ai du gras autour des os, mon cerveau fonctionne, je suis renseignée, alertée, j’ai conscience de mes risques. Si je viens te voir, c’est pour m’occuper de moi, pour me soigner, pour faire quelque chose pour mon corps justement. Alors ne m’envoie pas chier, ne me prédis pas une mort immédiate et violente si je refuse de me faire pratiquer un by-pass. Ne fais pas exprès de rater l’échographie sous prétexte que je suis trop grasse, ton collègue y arrive très bien. Ne me balance pas à la tronche tous les clichés de la grosse, je les connais et je les reconnais, je les supporte, je ne viens pas dans ton cabinet pour être jugée.

Si je viens pour une angine, soigne-moi. Si je viens pour une contraception, aide-moi à choisir, en fonction de mes risques et de mes désirs. Si tu veux parler de mon poids, arrête de penser qu’il faut me faire peur. On me répète depuis mes 6 ans que je vais en mourir. Je sais. Ca ne sert à rien. Ca me donne envie de fuir les médecins, ce genre de discours, de me laisser crever. Foutue pour foutue, qu’est ce que je gagne à t’écouter ? On a pas beaucoup de temps, mais essaie de suivre, les TCA, les traitements psys, marche dans mes pompes 30 secondes avant de me plaquer toute ta clinque sur la gueule. Et puis t’as le droit de pas être d’accord avec mes choix de vie, t’as le droit de penser ce que tu veux, mais t’as pas le droit de me maltraiter. T’as pas le droit de me filer des médicaments qui merdent avec mon traitement. T’as pas le droit de me faire pleurer en me disant des horreurs. T’as pas le droit, pas parce que t’es médecin, juste parce que t’es un humain. Et que ton diplôme, il est chouette, mais sans ca, il sert à rien. Je ne me laisserai pas soigner par un gros connard, je ferai du shopping médical, j’irai de prescription en prescription, de toubib en toubib, je ferai comme maintenant, je passerai par SOS Médecin plutôt que d’avoir un médecin traitant, parce que eux, au moins, ils ont pas le temps d’être cons. J’aimerai bien que tu m’écoutes. J’aimerai bien que tu prennes en compte les spécificités de mon mode de vie, qui ne s’arrêtent pas à mon poids. Ne me dis pas que je n’ai pas besoin de contraception parce que je n’ai surement pas de vie sexuelle. Ne me dis pas que je suis nymphomane parce que je suis bipolaire, ne me dis pas que je prends des risques quand je t’explique que je me protège. Ne me réduis pas à l’image que tu t’es fait de moi, 30 secondes entre ton bureau et ta salle d’attente, la grosse avec un truc dans le nez, ca ne me suffit pas, je suis bien plus. Et je veux bien revenir plusieurs fois pour t’expliquer, si t’as pas tout le temps qu’il faut aujourd’hui. T’es pas mon psy, j’en ai un merci, je vais pas tout te raconter. Juste ce qu’il te faut pour me soigner. Pour une angine, pas grand-chose donc. Pour une contraception, un peu plus. T’es prêt-e ?

En fait c’est simple, je voudrais juste être traitée comme un humain. Si c’est possible. Je voudrais ressortir de ton cabinet sans appeler ma mère en pleurant. Si c’est possible aussi. Je voudrais juste que tu ne me fasses pas mal, avec tes mots ou avec tes mains. Je voudrais que tu me dises honnêtement que tu n’as pas le matériel adapté à ma taille plutôt que de transformer mon bras en aubergine en prenant ma tension. Je voudrais que tu m’avoues que tu sais pas prendre ma tension plutôt que de me trouver 20.18 et de m’envoyer aux urgences alors que tu t’es juste trompé. Je voudrais que tu me dises que tu n’as pas l’habitude de faire un frottis à une femme obèse plutôt que de me faire saigner avec le spéculum. Sois honnête. Je sais que je ne suis pas ta patiente lambda, pas moulée dans la norme. Tu peux pas tout savoir. Peut-être que t’as un-e collègue qui sait mieux, et tu peux m’y envoyer. Peut-être que t’as envie d’apprendre, et que ca peut t’ouvrir des opportunités. J’en sais rien. Mais ne me fait pas payer ton manque d’expérience avec le corps obèse ou ton manque d’intérêt, ou ton dégout. Soigne moi comme un corps de plus, sans me juger. Je prendrai toutes tes recommandations, je t’écouterai, j’irai faire les examens, si j’ai confiance en toi, tu pourras vraiment m’aider, si c’est ce que tu veux au fond.

Dimanche matin

J’ai fait le grand tour pour rentrer je n’ai pas cherché la rue la plus courte ou l’itinéraire le moins encombré. Au contraire, il me semble bien que j’ai voulu me perdre, parce qu’il n’y avait rien de plus agréable que de se perdre ce matin, qu’il n’y avait pas de meilleur moyen pour prolonger l’instant que cette fuite molle en dehors de la réalité qui ne manquerait pas de me rattraper. Si je rentre, je quitte définitivement l’endroit où nous étions, et le reste s’empile sur ce souvenir pour l’étouffer un peu, les tâches et les obligations décolorent ton souffle dans mon cou et les couleurs sur mes poignets disparaissent déjà. Si je me perds, je ne suis ni tout à fait avec toi, ni tout à fait ailleurs, nous pouvons exister en creux, en juxtaposition surexposée sur les façades inconnues des immeubles gris, nous sommes partout encore, ton odeur et ta voix, ton râle et tes doigts.

J’aime ces instants qui n’appartiennent qu’à moi, que je partage pourtant avec l’autre puisqu’il les habite complètement, mais que je peux organiser selon ma propre chronologie du désir, selon ma scénographie préférée. J’annote dans la marge de ma tête ce qui aurait pu être mieux, ce que j’aurai pu dire ou faire, j’entoure en jaune vif mes passages préférés, je les relis, je les revis, je me les raconte et je me les agrafe quelque part sous la peau. J’ai un herbier sous l’épiderme, les feuilles jaunies des histoires anciennes contrastent avec les jeunes pousses, elles se superposent parfois sans jamais pourrir, je m’en occupe avec fierté, elles sont l’engrais fertile de mes fantasmes et de ce qui viendra, elles sont le rappel de ce qui a été et qui ne mourra qu’avec moi, pour un peu que je m’en souvienne et que j’entretienne en curatrice zélée le jardin étrange de mes amours fanées.

J’ai voulu me perdre, mais j’ai fini par me retrouver sur ce chemin que je connais trop bien, chaque bosse et chaque montée. Il faisait beau, les gens sortent de l’église, les boulangeries explosent sur les trottoirs vides, les plus vaillants rentrent se coucher, et moi je rentre du lit de mon amant, l’haleine pleine de café. Et personne ne le sait, ni ceux qui croisent mon regard, ni celles qui oublient de me regarder, il n’y a que cette boule au plexus qui me trahit, ce sentiment d’avoir vécu, enfin, cette nuit. Ce drôle de reflet dans mes yeux, la démarche incertaine de celle qui n’a pas assez dormi, cette odeur dans ma nuque qui n’est pas la mienne, vous l’ignorez et j’aimerai le crier, qu’il est bon de se perdre, qu’il est bon de penser, qu’il est bon d’être dimanche quand il a été samedi, qu’elle est jolie parfois la vie.

La drague

Je suis vraiment nulle pour draguer. Mais vraiment. Mon idée d’une approche réussie, c’est d’envoyer ma copine dire à l’objet de mon désir que, ouais, t’as vu, ma copine là-bas, elle te trouve pas mal. Mais même ca, j’assume pas. Je me cache dans mon double menton et j’attends la fin du monde, la prophétique épée de Damoclès de la hchouma qui viendra m’ouvrir en deux sur la piste de danse. La seule chose que j’arrive à peu près à dire, après quelques bières et les encouragements de mon armée intérieure de cheerleaders, c’est mon intérêt sexuel. Salut, ca te dit de baiser ? Je trouve ca plus simple, oui, non, peut-être, et si tu dis non, c’est ok, on ne peut pas plaire à tout le monde, et je peux passer à autre chose en soupirant, dossier clos, next. Mais imagine que je t’aborde en te disant « hey salut, ca te dirait de venir boire un thé avec moi, et puis peut-être on se plairait, alors peut-être qu’on se roulerait une pelle, et puis la fois d’après je te ferai à dîner et puis éventuellement tu pourrais toucher mes boobs si t’as envie ». Mmm. Sexy non ? Non. Pas tellement. Les gens aiment se faire draguer par des monstres sûrs d’eux, qui sentent bon l’assurance et qui ont les cheveux toujours bien en place je crois. Et ca n’est pas mon cas. Au mieux je peux te promettre d’être bienveillante, de partager mon meilleur bar à date, d’hésiter trois heures avant de t’envoyer un sms, de toujours te dire que tu es beau, d’être loyale et d’être honnête. Je ne saurai pas te vendre la lune, c’est trop loin et je prends pas l’avion. Y’a juste moi sur le plateau, une pomme dans la bouche comme le cochon qu’on va faire rôtir, du persil dans les oreilles, prête à cuire.

Je ne sais pas draguer, et je ne sais pas recevoir la drague des autres. Je subis 75% de la drague, il faut avouer, les mecs étant aussi subtils que des éléphants mécaniques mal programmés, je subis les adjectifs décrivant mes courbes, je subis les allusions à ma poitrine, je subis les clichés de la grosse gourmande qui aime la bite, je subis les regards appuyés et les descriptifs sauvages de ce qui m’attends si j’ose acquiescer. Pour les 25% restants, je ne comprends pas, je n’ai pas l’abonnement, veuillez décliner votre demande en trois formulaires homologués. Je suis persuadée d’être mi transparente mi monstrueuse, un genre de monstre du Loch Ness asexué, mes insécurités m’empêchent donc de considérer que je puisse plaire à qui que ce soit comme ca, en un regard, au détour d’un bar. Je conçois de plaire quand j’ai pu envoyer 36 mails de 17 pages, quand j’ai pu faire rire, quand je me suis rendue un peu utile, quand j’ai pu masquer un peu ma monstruosité derrière quelques jeux de mots bien usés. Mais pas comme ca, jamais. Et pourtant. Je me fais draguer à la piscine, au hammam, je me fais pécho sur des pistes de danse, quelque chose fonctionne parfois. Et puis je suis aimée, toute nue ou décoiffée, suintante ou apprêtée. Je suis aimable donc, désirable même. Je veux m’en convaincre. Ce n’est pas simple. Il faudrait faire taire à jamais ma fidèle compagne, la petite voix qui m’insulte dans le secret de mon oreille depuis l’adolescence, celle qui pernicieusement sape tous mes élans d’amour propre. Elle s’étouffe parfois, elle se meurt, mais elle s’accroche, la conne.

Si j’essaie de te draguer, bon courage. Tu peux t’amuser du spectacle, me regarder me rouler dans la boue à tes pieds, et me tendre une bouée quand t’en auras assez. Tu peux aussi mettre fin à mes souffrances direct, je ferai pas la vexée, promis. Evite de disparaître, de ne plus répondre, ca m’agace, et puis ca m’infantilise, je suis assez grande pour me prendre une veste, tu n’as pas besoin de me préserver en jouant les fugueurs. Je ne suis pas assez folle pour te stalker, pour venir couvrir ton paillasson de déjections enflammées. Je me contenterai de maudire ta descendance sur 37 génération, comme ca se fait. Et puis t’as le droit de venir jouer dans la boue, si t’es pas sur mais que tu veux tenter, t’as le droit d’imaginer ce que ca pourrait être, de dire des trucs pour voir comment ca répond, t’as le droit de me prêter ta bouée pour voir si on tient à deux dessus sans glisser. Peut-être que ca donnera rien, peut-être que je mettrai ma langue dans ta bouche sous un lampadaire, peut-être qu’on décidera que merci mais non merci, pas cette fois. Mais ca sera drôle d’essayer, de se tourner autour et de se décider.