Janvier

L’odeur du désinfectant et la couverture qui gratte, cette chambre à quatre lits, nous ne nous saluons pas, toutes là pour en finir d’un petit bout de nous en trop, chacune prise dans sa conscience, passer la première et sortir vite, oublier ces trois heures passées à se débarrasser de toi, reprendre la vie d’avant, travailler, aimer, ranger ces quelques heures dans la case des erreurs, surtout ne pas douter, c’est trop tard, tu as avalé hier au soir la première dose de médicament, il ne reste plus qu’à te débarrasser de cet amas de cellules encombrant, l’attente est difficile, voir revenir la première, attendre ton tour, serrer dans ta main les certitudes que tu te répetes en boucle, pas maintenant, pas comme ça.

S’installer sur la table, mettre ses pieds dans les écarteurs, descendre les fesses, le froid du spéculum et la main de l’infirmière qui serre la mienne, les premières piqures et le froid de l’anesthésie, le bruit de la machine et les mots rassurants du médecin, tout va bien, c’est presque fini, c’est presque rien, moi je pleure quand même, pour ce rien qui s’en va, malgré mon choix, malgré tout, je pleure en silence et les larmes coulent sur les doigts de l’infirmière qui les essuie une à une, je serre les dents et je prie pour que le temps s’accélère, le ronronnement des appareils berce ma peine, je ferme les yeux et je promets qu’il viendra un temps où je ne regretterai pas, le temps d’un enfant qui viendra quand je l’aurai choisi, avec un père pour l’aimer et une maman droite dans ses pompes, la machine s’arrête, il sort vérifier, que tout est bien parti, que je peux me relever.

Dans le couloir minuscule qui va du bloc à la chambre commune, un amas de chair sanguinolent coule le long de mes cuisses et s’étale sur le sol stérilisé, panique, réflexe, à quatre pattes en blouse de papier, les mains dans mon sang coagulé, ramasser, nettoyer, ne rien laisser, le regard inquiet de l’infirmière qui me relève, qui m’explique, que c’est n’est rien, encore, juste du sang et des tissus, que je me suis levée trop vite et qu’il n’y a rien dans cette matière qui ne soit fœtal, elle me lave les mains et me met au lit, m’apporte un mauvais thé dans un bol en verre securit, dans quelques heures vous pourrez partir, saigner seule chez vous pendant une semaine et reprendre votre vie d’avant, avant les deux traits sur la baguette de plastique, avant l’échographie et les réflexions malvenues de l’artiste, vous voulez qu’on cherche les battements de cœur, non merci vraiment, je voudrais ne rien voir, je voudrais repartir et vous le laisser ici, ce petit morceau de possible que je m’apprête à nier, je voudrais ne pas vous connaître et ne plus vous parler.

Des années plus tard je ne regrette rien, ni ma décision, ni les mains dans le sang, je pense parfois seulement à ce qui aurait pu être, à ce que j’aurai pu faire, aux options qu’on se laisse, persuadée pourtant de mon droit le plus strict à choisir pour moi ce qu’il advient de mes entrailles et comment je transmets mon sang, je n’oublie pas ce matin et les visages de celles qui passaient après moi, les matins juste après, réveils tachés de rouge et draps à balancer, le sentiment étrange d’avoir aimé si fort pendant quelques instants, cet amas de cellules, ce rien qui me fit tant pleurer, en avortant j’ai compris que je serai mère, qu’un jour j’aimerai encore instantanément, sans autre raison qu’il poussera à l’intérieur de moi, je ne sais pas quand, c’est lointain, c’est abstrait, je sais juste que ca viendra, et que je ne regrette pas.

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