Disparaitre

Ca a commencé doucement. Un nouveau régime, des protéines, du poulet, bouilli, des lentilles. L’index glycémique des aliments, les carottes malsaines et le soja ami, la fréquentation des supermarchés bios, le pain germé et la crême d’avoine, jusqu’ici tout va bien, je mange sainement, je respire mieux, je perd du poids, je maîtrise, les calories et puis le gras, le sucre, les liquides, ce qui rentre et ce qui sort, 850 calories par jour, pas une de plus, les yahourts c’est 49 kcl, les jaunes à la vanille, tu vois, si je coupe un demi kiwi c’est divin, il parait, 90 calories.

A moins de 1000 calories par jour, pas de révolution possible, ton cerveau sucré crie famine, il ne fonctionne pas aussi vite qu’avant, tu cherches tes mots et les touches du clavier changent de place sans te prévenir, à 17h les vertiges t’ordonnent de manger une pomme, sous peine de tomber, les premiers jours c’est le manque, la sensation d’être vide, d’être transparente, vidée de ta substance, ensuite vient l’euphorie, tu n’as plus faim, tu jouis, tu joues avec tes nerfs, coupe la pomme en deux pour voir si tu tiens encore jusqu’au diner sans manger l’autre moitié, la liste des aliments interdits n’en finit pas de grandir, le lait, meme écrêmé, pas nécessaire, les fruits, trop sucrés, le thon, trop salé, les endives et le céleri, ca c’est parfait, difficile à digérer, ton corps brûle plus d’énergie à tenter de les assimiler qu’à les déguster, 500 calories par jour maintenant, moins 18 kilos sur la balance, je suis invincible, je suis magnifique.

400 calories maintenant, troisième mois de diète, je ne perds plus de poids, c’est le plateau tant redouté, j’ai beau boire 3 litres d’eau, manger uniquement végétal et cru, me priver encore et encore du moindre fruit, de la moindre tomate, je n’y arrive plus, mon corps se refuse à me rendre enfin diaphane et etherée, tu luttes, tu arrêtes de manger, tu ronges tes ongles jusqu’au sang en te demandant si leur apport calorique est suffisant pour la journée, tu passes à la pharmacie et tu dévalises de rayon laxatif, te nettoyer, te purifier, faire disparaître le noir qui pése si lourd à l’intérieur de toi, se forcer à vomir, même l’eau, même l’air, ta tête arrête de tourner, elle s’arrête tout court, les points lumineux dans tes yeux, le froid qui te glace les pieds, les mains, les phalanges noires du sang qui arrête de circuler, au radar la fille qui maigrit, elle se cogne contre les gens, elle se heurte tout le temps, des bleus plein le corps qui ne finit pas de maigrir, 25 kilos plus tard, 4 mois après, tu finis avec les pompiers, qui pestent parce que tu es encore trop lourde à porter, malaise dans le métro, tu vois ta vie défiler, perfusion de potassium, requinquée l’acharnée, personne ne te croit, tu es trop grosse encore pour être anorexique, obèse clinique il te faut un régime, tu sors des urgences avec une ordonnance de médicaments puissants, ils sont tellement aveugles, ils sont tellement méchants.

Bientôt tu seras comme tout le monde, tu pourras rentrer chez Promod, acheter un haut et puis bientôt un pantalon, fini les boutiques spécialisées et le regard de la vendeuse qui te méprise chez Zara, fini les commentaires de ta famille qui ne comprend pas, comment une fille comme toi peut se laisser aller à ce point là, tu es tellement jolie, ton visage est parfait, quel dommage que tant de gras vienne gâcher ce joli portrait, enfin comme tout le monde tu pourras avancer, la tête haute, les seins devant, plus rien à craindre, plus de quolibets, défoncer la gueule de tout ceux qui t’ont emmerdé, les médecins et les professeurs, tes parents, la société, natural born killeuse, vous avez tellement profité, de ma faiblesse et de ma peur, de mes complexes, maintenant je viens vous faire payer, je viens vous exploser, je viens vous expliquer.

Un soir pourtant il te parle un peu plus mal qu’un autre, t’as beau avoir maigri, t’es toujours la grosse conne qui lui sert de copine, t’es toujours moche, t’es toujours molle, tu rentres chez toi, tu retrouves le numéro de Domino’s Pizza, tu commandes et tu te baffres, ca te fait mal tellement t’as oublié, comment c’était de manger, du pain et puis du coca-light, la frénesie est repartie, tu bouffes et tu baffres, tu te réveilles même la nuit, tu remplis le vide immense qui se creuse chaque jour, chaque fois qu’on te remet à ta place, chaque fois que tu manques d’amour, t’empile les couches successives de peau sur ta plaie tellement à vif, deux mois plus tard, 35 kilos repris, tu passes devant la glace du Promod et tu te souris, t’es grosse, t’es obèse, t’es vivante et tu t’en fous, t’as largué ton connard et t’as changé de vie.