J’aurai pas du

J’aurai pas du regarder ces photos de toi, ces photos où tu souris, où on ne voit que toi, j’aurai pas du cliquer, c’est une maladie, toujours vouloir chercher, regarder, trouver, j’aurai pas du parce que maintenant j’ai mal au ventre, je suis tordue du dedans, je trouve pas le sommeil, j’allume des cigarettes que je ne fume pas, elles se consumment, perdues, dans le grand cendrier marocain désuet, l’odeur acre du filtre qu’on oublie et qui commence à brûler, la boule entre mes côtes, mes remords et mes regrets.

Je me demande souvent ce qui fait la valeur d’un instant, ces instants caricaturaux et tragiques, quand on décide de ranger pour tout le reste de sa vie une personne dans la boîte à oubli, ce qui fait qu’une seconde change tout, qu’avant tout allait bien pourtant, on ne voulait rien voir, on ne voulait pas regarder, on se cachait les yeux ensemble, ta main dans la mienne, tes yeux entre mes doigts, les miens qui séchent déja, demain tout ira bien, demain tu seras guérie, la jalousie et puis surtout la peur, de te voir partir, de me voir partir, comprendre qu’on est pas assez forts, qu’on y arrivera pas, c’était écrit pourtant, la vie qu’on voulait s’échappe et se tord sur elle même, pirouette ridicule, danseuse maladroite, j’entends la porte de l’appartement et tes clés sur le marbre de la table, demain tu seras partie, demain tu n’existeras pas.

On se veut assez fort, on veut serrer les dents, on range les photos, on efface les messages, on signe du papier, on ne répond plus au téléphone et on oublie de manger, tu es partie, je suis encore là, à trier des vêtements, à boire un peu trop assis dans le canapé du salon, ma place toujours à gauche, ton creux toujours à droite, indélébile la trace, le café renversé le premier jour tu te souviens, tu sortais du carton les derniers livres, tu voulais m’embrasser, ma tasse est tombée, demain je tue le canapé, j’éventre notre lit, je jette, je brûle et je me lave, c’est frénétique, c’est presque grave, cette volonté de te faire disparaître comme par enchantement, comme si je ne supportais plus de me faire vivre dans cette maison, comme si je te voulais morte, comme si je ne te voulais plus, alors que c’est toi qui part, c’est toi qui t’enfuit, à moi la terre et puis les cendres, le notaire et puis rien.

Avant de fermer la porte, j’égraine une dernière fois, les mots et puis les peines, ce qui faisait qu’on vivait là, je compte dans ma tête le nombre de pas, entre la chambre et la cuisine, il y en a six, je n’oublierai pas.