Les lunes.

Souvent elle a l’air d’aller bien. La tête calée par un coussin, elle zappe, elle boit du thé, elle m’engueule parce qu’il fait froid et que je n’ai pas de gants, elle me dit de descendre sa poubelle et que je travaille trop, elle allume une cigarette et elle parle de sa journée, ce qu’elle a vu et à qui elle a parlé, le prix des tomates qui baissent, les travaux en bas de la maison, les enfants des voisins qui crient un peu trop.

Alors, pour un instant, j’ai l’impression qu’elle va bien. Je m’assois à côté d’elle et je lui prends la main, je raconte les choses qu’elle n’a pas pu voir, la foule des soldes boulevard Haussmann, le RER qui flanche, encore, les nouvelles de la famille sur Facebook, ce que je fais maintenant, mon patron qui crie autant qu’il m’adore, Abbas et son Nescafé à 15h, les tissus, ce que j’aime en ce moment, les vacances qu’on prendra peut-être bientôt. Et elle m’écoute, je la fais rire, elle fait tomber la cendre sur le parquet et elle la balaie en dessous du canapé, pas vu pas pris, elle m’embrasse et me demande ce qu’on mange ce soir, elle dit qu’elle a froid et je lui apporte la couverture bleue.

La chambre n’est qu’à quelques pas pourtant. Un petit couloir, trois pas en avant, prendre la couverture, sortir de la chambre, le petit couloir. Quelques pas, quelques secondes, la couverture dans la main, je parle toute seule maintenant.

Son regard s’est éteint. Sa bouche a pris le rictus que je connais, celui qui annonce les crises, les hurlements, les insultes, les soirs où elle ne me reconnaît pas, la cigarette finit de se consumer entre ses doigts et elle oublie qu’elle fume, elle oublie le geste qu’elle aime tant pourtant, porter la tige à ses lèvres pour en dégager une fumée épaisse qu’elle recrache parfois par le nez, je suis un dragon ma chérie, regarde, elle a oublié et la cendre rouge la brule, ses doigts ne bougent pas, son corps est ailleurs, il ne répond plus, ni au chaud ni au froid, ni à la douleur ni à mes baisers, je suis obligée de prendre sa main dans la mienne pour lui arracher le mégot brulant des doigts, elle me demande qui je suis, ce que je fais là.

Les soirs où je n’existe plus sont difficiles. J’ai essayé longtemps de lui rappeler, de lui prouver par des déductions simples qui j’étais, sa fille. Les albums photos de sont jamais loin de moi, ma carte d’identité non plus. Ca ne sert à rien. Dans quelques heures elle se souviendra, elle aura oublié qu’elle m’a oublié, et je n’aurai pas la cruauté de lui rappeler, je dirai comme d’habitude que tout s’est bien passé, qu’elle a fait la vaisselle après le diner, qu’elle a pris ses médicaments, qu’elle est allée se coucher seule et que je suis rentrée chez moi. Je ne dis plus ses insultes, les coups parfois, les hallucinations, ses obsessions, je ne dis plus comme je la porte à son lit, assommée par les psychotropes, le corps mou et la tête, le menton en avant, qui se pose sur sa poitrine, comme un bébé, trop faible pour la supporter, je ne dis plus ses cris la nuit, qui me réveillent quand je m’endors sur le canapé, les pompiers et les séjours ailleurs, je ne dis plus rien, ca ne sert à rien.

Je ne me les dis même pas à moi. Alors je les écris, je les dessine, je les hurle, je découpe des mots que je colle un par un, je raconte l’histoire anonyme de ma mère en prenant les mots des autres, je mets ces bouts d’elle et moi sur du papier, pour ne pas oublier, qui je suis, qui elle est, d’où je viens, ce que je fais et ce que je cauchemarde, la folie des autres te rentre dans la peau, elle devient le prisme de lecture de tes journées, le téléphone qui sonne et les questions irréelles qu’elle te pose, sa toute petite voix dans l’écouteur, et toi tu es loin, tu es si loin, tu te demandes si elle délire ou si elle a raison, si le feu est vraiment en train de prendre dans la cuisine ou si c’est une hallucination, tu apprends à faire le tri, à pardonner encore et encore, et parfois dans la crise la plus noire, des accents incroyables de tendresse, quand j’ai l’impression qu’elle me voit enfin, quand elle serre ma main quand elle s’endort, quand au matin je trouve son sms, bonne journée ma chérie, couvre toi bien, il fait froid et tu n’as pas de gants.