No Need To Argue

Je voudrais être orpheline plutôt que d’avoir connu mon père, je ne voudrais pas me souvenir de l’odeur de sa chemise et du tabac froid de sa pipe, Habit Rouge de Guerlain, Amphora vert et temps qui passe, café froid dans sa tasse, seize ans sans le voir, je n’ai jamais compris, je ne comprendrai jamais, je ferme les yeux, je n’entends plus sa voix, j’ai oublié la voix de mon père, j’ai oublié ses mains, ses yeux et le reste, je le reconnais parfois en moi, dans mon profil un peu fuyant et mon humour un peu borderline, je suis la seule preuve tangible de son existence, de sa vie d’avant, quand il avait encore envie que je sois sa fille, quand il n’avait qu’un enfant.

Je voudrais qu’il soit mort, je voudrais l’avoir tué, je voudrais cesser de chercher à expliquer ce qui ne se dit pas, ce qui ne se parle pas, être abandonnée, pas au coin d’une rue dans mon couffin, héroïne d’un roman victorien, juste laissée là, de côté, effacée, gommée devant la nouvelle vie de mon géniteur, sa femme et ses nouveaux enfants, tellement plus jolis, tous souriants et neufs, propres, sans histoire attachée, pas de mariage raté à traîner comme un boulet, ils sont purs eux, ils ne représentent pas tes échecs et tes manques, ils ne portent pas sur le visage la trace de celle que tu as aimé, tu pourras être un nouvel homme avec eux, je leur souhaite de ne pas connaître ta violence, l’alcool et ta méchanceté, je leur souhaite le père dont je rêve encore parfois, celui qui chante et qui me raconte des histoires le soir quand je m’endors, l’Iliade et l’Odyssée, Ulysse et Circée, les restes de douceur que je conserve cachés à l’intérieur.

Je fais ce rêve souvent que je le croise au hasard d’une boutique, je suis à l’intérieur coincée derrière la vitrine, il passe dans la rue, observe les mannequins, les modèles et le magasin, mais il ne me voit pas, je suis transparente, je ne suis rien, j’ai  beau tambouriner contre le verre épais qui nous sépare, j’ai beau hurler j’ai beau pleurer, il reprend sa marche, s’éloigne et disparait au coin de la rue d’après, mes mains ensanglantées d’avoir trop frappé se mettent à pleurer du sang presque noir, je me réveille en pleurs, terrorisée, plus seule que jamais, il ne revient jamais, il ne se retourne pas, j’ai beau faire ce même rêve des centaines de fois, rien ne change, il avance et m’oublie, sa vie continue, il marche l’air serein, je me vide de mon sang derrière le mur de verre froid.

Je voulais comprendre, ce que j’avais fait, ce que j’aurai du faire, ce qu’on peut faire à son père pour qu’il vous oublie, qu’il fasse en conscience le choix de vous abandonner, qu’il vous le signifie clairement, tu n’es pas la bienvenue dans ma vie, il n’y a pas d’explications, pas de théorèmes, pas de démonstrations, pas de logique, rien, il n’y a rien, que les souvenirs sublimés de ton enfance, et le vide immense, celui qui habite à l’intérieur de ton corps trop grand lui aussi, il en faudra du gras pour cacher le trou qui habite en toi.