Papa

La dernière fois que je l’ai vu, j’étais planquée dans une gare RER bien glauque. T’avais rendez-vous avec l’autre, pour discuter argent et temps, je t’avais pas vu depuis 4 ans, les seules nouvelles que j’ai de toi arrivent sous la forme d’une lettre d’avocat, juge des affaires familiales, tribunal de Bobigny, votre père souhaite arrêter de payer la pension alimentaire, attendu qu’il t’a effacé de sa vie et que tu fais tache même sur son compte bancaire, attendu qu’il a un nouveau fils maintenant, t’es convoquée dans un bureau, un juge qui comprend pas, quatre chaises, deux avocats, toi t’y vas pas, pas question de croiser ton paternel dans la salle des pas perdus, tu liras le compte rendu.

Papa tu m’as tenu par l’argent pendant longtemps, moi je voulais rien te devoir, rien avoir à dire, à justifier, pas question que tu saches comment je vais ou que tu reçoives mon relevé de notes, t’as choisi quand tu m’as abandonné, quand t’as changé, quand t’as décidé de devenir ce gros enculé, nez fracassé, urgences du CHU, tu diras que t’es tombée en vélo mais personne ne le croira, il fait les cent pas dans la salle d’attente alors tu sors par derrière avec ta putain d’attelle collée à la gueule, tu sais pas ou t’es, t’as 13 ans et t’as pas un rond, c’est pas grave, t’avance, tu rentres chez ta mère et tu fermes la porte, tu réponds plus au téléphone et tu parles à personne, tu casses tout dans ta chambre et tu chiales toute la journée, ils parlent de non présentation d’enfant, toi tu penses à crever, quand finalement tu sors pour aller au collège, il est planqué dans sa caisse et il te suit en mode psychopathe, si tu parles je recommence et je te raterai pas, vas-y achève moi j’en ai rien à foutre, frappe moi plus fort je gueulerai même pas, t’encaisse et tu pleures même plus, t’es vide dedans, c’est moche dehors, assistante sociale et foyer d’accueil, c’est de ta faute, fallait laisser faire, fallait pas avoir de bleus, fallait que tes parents restent ensemble et qu’il pète pas les plombs, fallait être à l’heure le samedi après-midi et cartonner en biologie, fallait avoir une mère plus forte, moins fragile, plus présente, respire, demain on se débarrasse de toi, 9000 bornes plus loin, il faut bien que l’argent de tes grands parents serve, là bas ni père, ni mère, ici tu disparais, avec toi les ennuis, les emmerdes, les rendez-vous au tribunal et les sommations à comparaitre, c’est bien ma chérie tu vas découvrir un nouveau pays, parler anglais, c’est formidable, à 14 ans à 14 heures d’avion, t’as tellement peur que tu te remets à pisser au lit.

Quand tu rentres neuf mois plus tard, rien n’a changé, sauf que t’es plus la même, tu te laisses plus faire et t’as une rage tellement énorme que tu tapes dans les murs, dans les gens, tu te tapes contre tout, t’as coupé tes cheveux et tu ressembles à un petit mec, tes potes te reconnaissent pas mais de toutes façons toi non plus, tu fumes, tu bois, passe les vacances enfermée dans le noir à cuver, t’as décidé d’oublier, t’as plus de père, à la rentrée sur la fiche de renseignement tu marqueras décédé, tu peux pas le tuer vraiment alors tu le fais comme ca, tu le tues pour les autres, il n’existe pas, pas de deuxième signature sur le carnet de correspondance, pour les autres il est mort et pour te préserver personne ne t’en parle, tellement plus simple, tellement plus facile, de cas social difficile tu deviens la pauvre orpheline, les gens ont pitié de toi, parfois t’as envie de cracher la vérité, mais y’a rien qui sort, ni là, ni chez le psychologue obligatoire, tout les mercredis 15H, cabinet pastel et boîte de mouchoir sur la table basse, j’ai rien à dire, j’ai tué mon père avant qu’il ne me crève, j’ai gagné.

Reste le virement tout les mois qu’il fait à ta mère, prélevé directement sur son salaire par un huissier, obligation de subvenir à tes besoins, c’est marqué sur le jugement, ca te dégoute, t’as l’impression de prendre le fric de quelqu’un que tu détestes, mais toi t’es en première, t’es en pension et faut payer, ta mère est au chômage et ca a pas l’air de s’arranger, alors tu touches le fric, tu paies l’école et t’essaie de te dire que ce sont des putain de dommages et intérêts, t’essaie d’être logique et de prendre ce qu’on te doit, mais ca passe pas, tu commences à te faire gerber, comme pour expulser la merde qu’on te force à ingérer, quand t’es majeure c’est presque pire, c’est viré directement sur ton compte, argent sale, virement en gras, tu le fumes et tu l’avales, tu le gobes et tu le brûles, tu niques ta prépa, mais c’est aussi bien, en fac tu peux bosser, tu peux arrêter de te gerber, préparatrice de sandwichs et télé-opératrice, au moins tu lui dois plus rien, pas de rappel sur papier que ton géniteur existe bien, qu’il te crache à la gueule et qu’il t’a renié, tu peux commencer à te soigner, reste le vide immense du père que tu as fantasmé, celui qui petite était ton héros, celui que tu voudrais, que tu pleures souvent en écoutant Gainsbourg et Ferré, quand j’ai mal à la tête et que je suis dans le noir, j’y pense encore, demain je peux crever et il n’en saura rien, demain je peux me foutre en l’air et sa vie continue, j’ai eu un père pendant 10 ans, j’ai subi un enculé trois, y’a rien de grave pour lui, sa nouvelle vie vide de moi, la mienne immensément vide de lui.