Pas le permis.

J’ai pas le permis parce que j’ai peur des phares des autres, sur l’autoroute déjà passagère j’ai envie des phares des autres, les voitures dans l’autre sens, comme le frère psychotique d’Annie Hall, c’est tellement simple et tellement brutal, fonce dans un arbre, dans un mur, dans les phares des autres, fin de l’histoire, on en parle plus. Seulement je peux pas, parce que j’imagine que les gens vont venir chez moi, et j’ai pas descendu la poubelle, mon armoire dégueule les fringues à taille élastique, j’ai pas passé l’aspirateur depuis trois mois, alors je veux pas que les gens viennent chez moi, quand je serai morte, parce que ca se fait pas, et puis les papiers que j’ai pas trié, mes petits carnets que je montre à personne, la tache de sang sur mon matelas, ils vont penser quoi. Parfois ca me le fait avec le RER, mais là c’est pareil, j’y arrive pas, pourtant tu joues à l’aventurière, tu poses tes pieds sur la bande de plastique gondolé qui signale la fin du quai, t’as qu’un pas à faire, c’est quoi ce putain de pas, pas grand chose, un pas, tu tombes, lourdement, comme une merde, et le RER te passe dessus, c’est fini. Mais je peux pas, parce que je pense à Robert le conducteur du RER, que je veux pas lui faire ça, mes viscères coagulées sur le pare brise, et puis les autres dans le train, me faire traiter de connasse par les amis du 8h17, les pompiers qui te ramassent en morceaux, je me demande comment ils font, est-ce qu’il y a des petites boîtes avec des étiquettes, est-ce qu’ils te mettent dans des sacs plastiques, attention déchet toxique, comment ils font pour l’odeur et le sang, pour les accidents ils mettent du sable sur la chaussée, ca absorbe et ca boit, mais sur les rails on ferait comment. Et puis je voudrais pas crever sous le RER D, si je me fous en l’air c’est au moins du métro aérien, je voudrais pas partir banlieusarde, je voudrais des agents en vert de la RATP traumatisés, des vrais pompiers militaires et mon portable encore intact par miracle qui sonnerait dans le vide sans que je puisse y répondre. De toutes façons je crèverai surement de chagrin ou d’ennui ou des deux peut-être, ou alors d’une crise cardiaque ou du diabète il parait, est-il vraiment utile de précipiter l’instant, et puis je peux pas blairer les suicidés, sauf que moi ca serait pas pareil, parce que moi tu comprends je souffre, personne ne m’aime, enfin si, mais ils ne me connaissent pas, connerie d’adolescence digérée sous acide, peut-être si j’enlève mon masque et qu’on me voit vraiment, instant scoubidou ou alors Picasso si tu veux de la référence, peut-être que c’est ca finalement, ce que tu attends et ce que tu cherches dans les phares des autres, la révélation, l’instant éclair, à poil dans un phare blanc, le corps déchiqueté enfin, comme l’intérieur de ta tête, parce que parfois t’enfoncer des aiguilles dans les bras ou des cutter dans les cuisses ca ne suffit pas, peut-être si j’avais mal dehors les gens verraient que j’ai mal dedans, alors peut-être, pour un instant seulement comme il dit l’autre qui pleure quand il parle quand il chante, pour un instant seulement je suis toi. J’envie les gens heureux qui n’ont pas besoin de se faire mal pour sentir qu’ils ont quelque chose sous la peau, qui sentent et qui réfléchissent et qui respirent sans effort particulier, moi j’ai des fourmis dans les doigts et une armée d’insectes sous l’épiderme, ça grouille là dedans et ca ne s’arrête jamais, parfois je vois ma peau se détendre et se fondre sous les passages des bêtes informes qui me dévorent de l’intérieur, elles me déforment et elles me façonnent. Je me force à mettre des points mais j’ai pas envie, j’ai envie de virgules à l’infini, parce que quand j’écris les phares s’éloignent et je n’ai plus peur de moi, les grouillements se taisent et les fourmis sortent de mes doigts pour s’accrocher sur l’écran, elles se mettent à grouiller ailleurs, elles baisent et elles se reproduisent, plus nombreuses et plus noires, mais elles ne bouffent plus, les morsures se barrent et ca brûle un peu moins du dedans, comme quand tu arrêtes de respirer quand tu mets ta tête sous l’eau dans ton bain, les bruits étouffés du reste qui peut bien s’arrêter, et que tu te poses la question, jusqu’à quand je reste sous l’eau, combien de temps tu tiens, combien de temps, et si j’arrête est-ce que les bruits continuent. J’ai l’angoisse du passage, de l’initiatique, je ne veux pas partir, j’attends que ca passe, j’attends la fin des circonvolutions, tout le monde dit que ca s’arrête, quand tu fondes une famille ou quand tu deviens plus sage, quand t’as des vraies responsabilités qui te font arrêter de pouvoir réfléchir, tellement t’es occupée, tellement t’as des choses, mais alors pourquoi j’ai cette putain de tâche de fond, et si ca ne s’arrête jamais et si ca ne s’arrête jamais et si ca ne s’arrête jamais.