Pathos + Eureka

Petite, on peut pas dire que je voyais beaucoup mes parents. Ils travaillaient toujours, beaucoup, rentraient tard, sentaient la ville et la voiture, et moi j’allais me coucher. Je me souviens de l’odeur de la cigarette froide mentholée qui s’accroche au manteau de ma mère quand elle sort de la voiture, de l’odeur de désinfectant et de la pipe froide de mon père quand il rentre de ses gardes. Quand ils étaient ensemble, quand nous étions tous les trois, je voulais à chaque fois que tout soit parfait, ne rien gâcher, ne rien tâcher, être la petite fille gentille et serviable, être à ma place, juste entre eux deux.

Ma mère partait parfois, en déplacement, ou juste pour une réunion un peu tard le soir, et nous laissait, mon père et moi. Je ne sais pas exactement pourquoi, mais dès que ma mère s’en allait, mon père devenait mon meilleur ami. Il me laissait tout faire, et notamment, tout manger. On partait en voiture chercher un Mc Do, j’avais le droit de tout gouter, de tout prendre, de tout essayer. On allait au restaurant chinois, en tête à tête, juste lui et moi, il se moquait de moi pour mon goût des calendriers en bambous, il me commandait des nems et des samoussas, du poulet frit et du boeuf aux noix de cajou. Il n’y avait plus de restrictions, plus d’interdits, je pouvais rester dans mon jogging rose Compagnie de Californie, faire tomber mes frites par terre en regardant la télé, mon père, ca le faisait plutôt marrer. C’était comme un secret, comme un truc qu’on partageait, la bouffe, grasse, sucrée, en quantité, cette proportion à se laisser aller, à roter du coca et à se moucher dans nos doigts, j’avais l’impression d’exister pour de vrai, de ne pas avoir à me retenir, à m’affamer, à contrôler, la manière dont je me tenais, ce que je disais, ce que je pensais.

Je n’ai pas vu mon père depuis bientôt 17 ans. Pourtant, à chaque fois que j’ouvre un paquet de gâteau, que je descends un pot de Nutella, que j’engloutis des kilos de nourriture, toujours les mêmes, toujours ce gras, je mange un peu mon père, je goute à ces moments là, bouffer, c’est la liberté, c’est les tours en bagnole la nuit au bord de la Seine, pour regarder les péniches, les traversées du barrage en courant, quand il vient me chercher à l’école et qu’il m’emmène à la boulangerie, qu’on s’achète en cachette des pâtisseries, qu’il me raconte des trucs horribles sur ses malades, sur l’hôpital, quand il me prend dans ses bras, mon grand et gros Papa. Le goût de la nourriture me renvoie à la période où il m’aimait, quand j’étais encore importante, quand il ne m’avait pas effacée, alors je mange mon père, je grossis pour exister, pour me souvenir, pour arrêter de pleurer, pour rendre tangible encore ce qui s’échappe avec les années, les papiers souillés des hamburgers qu’on cache ensemble sous le paillasson de l’entrée.

La première fois que j’ai rencontré la nouvelle femme de mon père, j’aurai du me méfier. Elle m’a fait du poulet bouilli et des brocolis.