Animal Triste

Dans ses bras, encore collés, cuillère ultime post étreinte, serrée, j’ai la tête ailleurs, j’ai les souvenirs rayés, ils tournent au ralenti, rien pour les empêcher, en boucle sur la même piste, microsillon usé, aucune idée du moyen de transport pour en arriver là, juste la pression que je relâche quand mes cuisses se referment, peut-être la chimie du manque du médicament que j’arrête, pas vraiment obsédée encore, juste la bande du film qui rembobine au même endroit cent fois de suite. Je m’étonne d’être amenée vers ma mère, vers mon père, même en pensée, alors que je suis nue encore gluante et essoufflée, les voies de l’inconscient sont impénétrables, qu’est ce que je fous sur cette plage, un après-midi avec ma mère en Bretagne, alors que quelques secondes avant je jouissais encore, je ne sais pas, pas que ca me dérange, il n’y a pas de mélange, juste l’incongru du voyage mental qui me fascine, qui me fait fermer les yeux un peu trop longtemps pour en profiter, impression de flottement, voyage en enfance bizarre, endorphines téléphériques de ma mémoire.

Je me souviens d’avoir attendu que ma mère arrive, longtemps, l’été qui suit le divorce de mes parents. Je suis en Bretagne avec ma grand-mère depuis un mois déjà, voile le matin, club pour enfant l’après-midi, la croisière s’amuse à l’heure du déjeuner, les chiffres et les lettres en attendant de diner. J’attends ma mère parce qu’elle n’arrive pas seule, elle vient me présenter celui avec qui je vais cohabiter maintenant, mon beau-père, présentations, sourires gênés. Le lendemain, mon emploi du temps de gamine de 9 ans reprend, mais ma mère débarque vers 16h sur la plage, alors que je suis en plein trampoline ou autre activité. Je crois qu’elle vient me chercher, mais elle veut juste me parler. On s’assoit dans le sable, à quelques mètres des copains qui hurlent et qui prennent le goûter. Il ne fait pas très beau, elle a quand même mis son bermuda beige, celui qui reste toute l’année dans l’armoire humide de sa chambre de vacances. Elle me demande de faire un effort, de bien vouloir mettre un peu plus d’énergie dans mes activités, de gagner les concours du Club et de passer mes niveaux de voile, d’être plus polie, plus active, d’être mieux, parce que mon beau-père, ce mec que je connais depuis hier, me trouve un peu molle, un peu souillon, et qu’elle aimerait beaucoup que tout se passe bien, qu’elle puisse être fière de moi, qu’elle puisse se vanter d’avoir une fille vraiment géniale auprès de lui, comme si ca comptait pour elle, comme si je faisais partie du package de vente, comme si le futur allait dépendre de mon application à me dépasser.

Je ne sais vraiment pas pourquoi je pense à ça. J’ai pardonné depuis longtemps, du fond de mes entrailles, à ma mère et même à ce gros con, leurs humiliations et leurs manquements, leurs conneries d’adultes, leur situation pourrie, leur relation dysfonctionnelle, et moi, au milieu, qui crie en silence, surtout ne pas se faire remarquer. J’ai mis longtemps à oublier, parce que j’ai longtemps été persuadée que ma mère était prisonnière de cet enfoiré, qu’elle ne pouvait pas partir, qu’elle était torturée, violée, attachée, qu’elle avait des raisons très graves pour supporter ce qu’il nous faisait. Je m’inquiétais, j’inventais cents histoires pour justifier ce qui se passait, je voulais le tuer, je voulais m’enfuir, je voulais la sauver. Dans mes yeux d’adulte, j’ai compris que je n’avais pas tort. Ma mère était bien enfermée, prisonnière, le donjon n’était pas en pierre, bien sur, mais elle était bien captive. Comment continuer à en vouloir à sa mère, quand on réalise combien elle a souffert. Alors je ne sais pas pourquoi ce soir, j’ai encore le goût du sable sur les lèvres, cette scène affreuse de ma mère qui m’annonce qu’il me faut maigrir pour lui plaire, qu’il me faut courir plus vite et sauter plus haut, que mes cheveux sont sales et qu’il faut m’améliorer pour lui, je ne sais pas pourquoi tout ça me revient, à poil sur mon lit, mon nez dans son aisselle et sa main sur mes fesses, j’arrive pas à faire le lien et ca m’énerve, alors je viens l’écrire ici, parce que peut-être que demain j’y verrai plus clair.

Peut-être juste que j’accouche. De cette douleur. Normal après le sexe.

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