Cinq ans

Cinq ans que je suis dans le noir. Au début, je n’ai pas compris. J’ai cru que j’allais mourir. Qu’ils allaient me tuer. Très vite. Qu’est ce que je suis, après tout. Pas grand chose. Juste un soldat de plus. Mes parents ne sont pas riches. Ils ne font pas de politique. J’étais juste là au mauvais moment. Sur la mauvaise route. Putain d’armée. Putain de pays. Je ne suis pas fier d’être dans le noir, je n’ai rien à revendiquer. Je voudrais juste qu’on me laisse m’en aller. Ca fait cinq ans que je l’attends. Je ne suis pas prisonnier, je n’ai aucune idée du temps que durera ma peine, combien de jours encore je vais rester enfermé.

Je ne sais pas où je suis. On me change souvent de pièce, de maison, de ville. Un tissu sur la tête, parfois juste un sac en papier, je n’arrive pas à voir la route, j’entends juste parler, le ronronnement du moteur et les bruits des villes qu’on traverse. Mais la destination est toujours la même. Une cave quelque part. Des hommes qui viennent m’apporter à manger. Parfois des toilettes. Un journal, dans une langue que je ne comprends pas. Un matelas. Je pense à des choses stupides, comme le temps qu’il fait dehors, ce qui passe à la télévision, ces petites choses que je ne sais pas. Parfois je crois devenir fou, j’oublie ma langue maternelle, je n’arrive plus à parler, même tout bas, même en silence, même pour personne. C’est long, ces années sans rien entendre de familier.

J’ai eu vingt quatre ans je crois. Si je compte bien. Je devrais être en train de voyager, quelque part entre l’Asie et New York, après mes trois ans d’armée. Je devrais être libre, de cette guerre qui se joue en mon nom, de ces hommes qui se servent de moi comme d’un appât. On me demande de parler devant une caméra, de temps en temps. Je n’ai pas vraiment le choix. Alors je lis ce que l’on me demande, j’essaie de ne rien laisser paraître, parce que je pense à mes parents, qui doivent me chercher. Je ne voudrais pas qu’ils pensent que je vais mal, que je me laisse aller. Alors je lis bêtement le texte que l’on me soumet. Et je prie pour qu’on me laisse tranquille. Qu’on vienne me chercher. Je voudrais juste rentrer chez moi. On ne doit pas être loin, quelques centaines de kilomètres seulement. Sauter dans une voiture et surprendre ma mère dans la cuisine, mettre mes mains sur ses yeux et lui faire une surprise.

Bien sur il y a la mort. Cette possibilité. Je ne sais pas si on tue un otage au bout de cinq ans. Mais je ne sais rien. Je ne connais pas ces gens. Je ne comprends pas ce qu’ils attendent de moi, des miens, des gens. Je ne sais pas pourquoi je vis. C’est peut-être cela le plus compliqué. Ne rien pouvoir faire. Ne rien pouvoir échanger, marchander, demander. Être le pion qu’on déplace. Je voudrais que quelqu’un prononce mon nom. Je passe des mois entiers sans qu’on m’appelle par mon prénom. J’ai l’impression de m’effacer progressivement. Alors je le répète dans ma tête, encore, et encore, pour m’endormir et pour me réveiller, quand les minutes sont trop longues et que la peur me casse le ventre, dans ma tête comme une chanson, je m’appelle Gilad, je m’apelle Gilad, je m’apelle Gilad, ils ne peuvent pas m’enlever mon prénom, ils ne peuvent pas me faire oublier qui je suis, je m’appelle Gilad, j’ai été enlevé, je ne suis que Gilad, j’attends qu’on vienne me libérer.