Encore Elles

On a aperçu les filles. De loin d’abord, les lumières et les néons. Dans l’embouteillage de la rue, coincé devant les vitrines, on a observé. Des filles défigurées par la lumière bleue et par l’auto-bronzant, dessous blancs et piercings apparents. Des filles à la peau noire, en dessous rouges, toutes, comme si les charte graphique était stricte. Des femmes d’un certain âge, expression pénible, assises sur des tabourets hauts, jambes écartées sur leur ennui. Des dodues, des maigres, des asiatiques, des maghrébines, des blondes bébé, des décolorées, des sympathiques qui font signe et des commerciales qui dansent autour d’une barre. En 500 mètres, c’est l’évolution de la pute, jeune première demandée ou travailleuse habituée, les mêmes vitrines pourtant, espace compté, décors basique, léopard et machine à fumée. En 500 mètres, des centaines de paires d’yeux se posent sur leurs corps, les déshabillent et les baisent. En 500 mètres des centaines de cerveaux les méprisent, les envient, les détestent, les insultent et finissent par les oublier.

Ces femmes en vitrine sont anonymes. Elles travaillent sous pseudonyme. Elle sont chronométrées, il y a un menu, un début et une fin à l’échange. Ces femmes n’existent plus dès qu’elles ont fini de servir. Quand elles ont rempli leur devoir, quand elles ont fini leur passe. Ces femmes n’ont plus de noms, plus d’odeurs, plus d’âges. Elles sont comme des fantômes, on vient s’y frotter pour se faire peur, pour se sentir exister. On se fout de leur histoire, on est pas là pour ça. On repassera dans une semaine, pour voir si elles ont changé, si il y a des nouvelles et si la chaire est encore fraîche, si on a envie de les posséder. Pendant ce temps, elles attendent, perchées sur leurs talons transparents, regard vide, sourire figé, le temps est long quand on est constamment observée, jugée, soupesée, jaugée, évaluée. Comme à l’usine la pointeuse sonne, là aussi. Le même manège, la même comédie, l’entreprise du sexe n’est pas vraiment différente, y’a les gagneuses et les petits employés, des primes à la performance et le patron qui met la pression. La seule différence c’est le produit finalement, mais quand on sait vendre, on vendrait sa mère, c’est l’expression consacrée, alors pourquoi pas son cul, ses ovules et son sperme, ils appellent ça une banque de l’espoir, la prostitution c’est la banque des branques, celle où tu croises n’importe qui à n’importe quel moment, les noms ne sont jamais les mêmes, les visages et les perruques changent, comme l’impression que rien n’est permanent, comme l’orgasme du dernier client, effacé à coup de lingette anti-bactérienne sur le matelas caoutchouté.

J’ai l’obsession des putes, mais j’ai surtout l’obsession des femmes qui disparaissent, de ces visages qu’on ne retient jamais, de leurs corps qui s’effacent, qui sont échangés pour quelques minutes contre deux billets, c’est la possession qui m’agace, cette idée qu’on peut prendre, qu’on peut appartenir, ce fantasme masculin qui se répète, et les mots pour le dire, fille de rien, fille commune, être à tous sans être à soi, pourtant ils paient pour venir se perdre entre leurs cuisses, certains reviennent, chaque semaine à la même heure, visite conjugale dans la prison imaginaire du studio loué sans salle-de-bain au dernier étage d’un immeuble parisien. Je voudrais croire aux vieilles images de putes en noir et blanc, un de ces films avec Gabin, se réfugier dans l’iconographie pour échapper à la réalité des talons en plastique qui trépignent sur le pavé, le bon mac et la putain serviable, le client enamouré et la fin pleine de morale et de respect, oublier les centaines de chinoises assises devant le Monoprix de Strasbourg Saint Denis, leur teint gris maquillé en rose trop frais, et les hommes qui défilent pour les enlever, toujours plus pressés, plus avares, plus laids.

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