J’voudrais pas

J’voudrais pas qu’il meure maintenant, tu vois, ca m’arrange pas. Parce que la vie est déja trop compliquée sans ça, parce qu’il y a trop de souffrances, trop de non-dit, parce qu’elle restera seule et que je sais pas comment on s’organisera. Je voudrais pas qu’il meure, mais je voudrais pas qu’il reste comme ça, petit dans son lit, drap HP, c’est pas normal, y’a quelque chose qui ne percute pas, quand tu admires quelqu’un et quand tu l’écoutes parler des heures, quand tout ce qu’il dit est vrai, alors tu peux pas le voir diminué, ca marche pas, ça connecte pas, mon cerveau refuse de regarder ce qui est en train de se passer, et puis j’ai pas la force pour soutenir ceux qui vont rester, je pourrais pas, je vais être nulle, juste les regarder pleurer sans savoir quoi dire, c’est pas le moment, c’est pas maintenant.

J’voudrais pas qu’il meure parce que la mort est une salope, une connerie encore, qu’il ne mérite pas d’y passer, parce que si comme je le crois y’a quelqu’un qui dirige tout ça, j’voudrais pas qu’il laisse faire le crabe sans rien changer, j’voudrais pas qu’il le laisse partir sans avoir voyagé une dernière fois, vu ses enfants, ses petits-enfants, embrassé la tombe de ses parents, j’voudrais pas qu’il parte l’âme décue d’avoir trop peu accompli, j’voudrais pas qu’il pleure, j’voudrais pas le voir pleurer, c’est égoïste ce que je demande, je voudrais qu’il reste parce que je ne supporterai pas qu’il s’en aille sans avoir vraiment vieilli, les statistiques sont avec lui, les hommes vivent vieux, ils le disent partout à la télévision, l’espérance de vie, le mot sonne juste, on espère juste qu’il vive, sans trop demander, même avec une maladie chronique à supporter, on voudrait juste pouvoir l’entendre nous tailler encore quelques années, on sera jamais aussi bien que lui, on sera toujours les jeunes qu’il accueille à sa table le vendredi, j’voudrais qu’il soit grand, qu’il soit fort, qu’il ne craigne rien de la mort.

J’voudrais pas qu’il parte, mais souffrir ca suffit comme ca, j’voudrais qu’on prononce un non lieu, qu’on arrête tout ça, qu’on suspende en l’air les traitements et les médicaments, que ca s’arrête pour quelques années, pour quelques mois, le temps de voir venir, le temps de lui dire, de lui expliquer, faire des promesses, tenir sa main en secret quand il descend l’escalier, lui rapporter des boules au miel et le regarder manger, c’est rien tout ça, ca compte presque pas, alors faut pas nous priver, faut le laisser tranquille, ce presque vieux qui n’a rien demandé, qui n’a presque rien fait pour mériter d’être là, quelques cigarettes, la saleté de l’hérédité, l’injustice chronique de la maladie qui bouffe les cellules et qui transforme le vivant en pourri, les prières qui montent mais qui ne redescendent pas comme on voudrait, je sais que j’ai pas le droit de demander, j’ai pas assez de points dans ma banque à miracles, mais si j’pouvais, j’voudrais qu’on soit deux ans auparavant, que tout ça n’existe plus et qu’on reparte comme avant.