L’horloge agoraphobe

Grosse, grosse, grosse obsession du temps. Celui que je perds. Celui que j’ai perdu. Celui que je ne rattrape pas, celui qu’on ne rattrape plus.Celui qui file trop vite. Celui qui s’en va. L’impression de ne jamais se réveiller au bon moment, comme si mes yeux restaient fermés pendant tout le film pour s’ouvrir au générique, dans la salle vide, juste bonne à ramasser le pop corn sale sous mes pieds, déplier ma veste et rentrer. Procrastination ultime, compter les secondes qui me séparent de la minute d’après, comme si le passage de la grande aiguille sur le trait suivant pouvait tout bouleverser, penser à attendre, attendre pour penser, et puis finalement ne rien faire et se distraire de l’essentiel, par trouille massive de la seconde d’après, de ce qui pourrait se passer si j’osais. Reculer pour mieux sauter, connerie, plus tu recules plus le départ de course s’éloigne, plus tu le fantasmes, plus il se déforme et se noie, plus tu rames pour revenir, pour te rapprocher, pour repartir.

J’ai perdu beaucoup de temps à m’observer. A me demander si j’allais bien. A me demander si je tournais rond. A m’assurer que j’avais raison de penser que j’allais bien. Que je tournais rond. A m’inquiéter de la moindre douleur, du moindre changement, de la moindre humeur. Je me suis observée sous microscope, découpée sur lames, cerveau, corps, coeur. J’ai appris à m’adapter à quelqu’un que je ne connaissais pas vraiment. Je me suis découverte autrement, avec de nouveaux outils, avec de nouveaux mots, de nouvelles théories. Tout ceci faisait sens, pour une fois, pour la première fois peut-être. Je ne regrette donc pas ce temps d’apnée, puisqu’il me permet de poser des mots sur ce qui m’habite, puisqu’il me permet, à long terme, de me sauver. C’est juste très long, justement, ce long terme. C’est trop long, quand on voudrait l’immédiat, le tout de suite. Je suis pressée d’être, de vivre, de sortir, d’achever ce que j’ai commencé, de commencer ce qui me m’attend, juste là, juste après tout ça. J’ai quelques pas à faire, quelques pas seulement, ils sont encore trop difficiles pour l’instant. Il faudra bien qu’ils cédent. Pas possible autrement.

Il y a aussi les pas, les vrais, ceux qui mènent quelques part, dans le métro, vers des amis ou nulle part. C’est un drôle de truc l’agoraphobie. Ca vous prend comme ça, sans prévenir. Le jour d’avant, tu fais la fête, tu vas au bureau, tu vis ta vie, tu ne penses à rien. Le jour d’après, aller chercher le courrier te demande un effort d’une journée. Ton coeur s’emballe, tes mains se serrent, tes pieds se contractent, tes bras refusent de t’obéir. T’es là, comme une conne, derrière ta porte, la clé à la main, incapable de sortir. Spasmophilie, tétanie, magnésium, on m’aura tout dit. Tu luttes comme tu peux, tu te bourres d’anxiolytiques, tu prends plus le métro, tu passes ta vie en taxi, tu leur craches ton loyer, jusqu’à ce que ton corps refuse même de t’autoriser à sortir de ton lit. Ecrasée par la mort, rétamée sous tes draps, tu respires plus, enfin, c’est ce que tu crois. Et puis tout le monde se fout un peu de ta gueule. Les crises d’angoisse, ma petite dame, tout le monde en fait, faut pas vous inquiéter. Ouais ouais. Et l’impression de devenir cinglée. Mais vraiment. Tout devient flou. Tu perds la tête. Ce qui te semblait simple hier, aujourd’hui c’est l’enfer. Aller chercher des clopes. Faire des courses. Parler aux gens au téléphone. Et la peur. De ne plus jamais pouvoir respirer. Et le monde de dehors, celui qui t’échappe, celui qui continue de boire des coups, de s’aimer, d’apprendre, d’aller au ciné. Sans toi. Et le monde de dedans, et ton appart qui pue la mort, et toi dedans. C’est marrant l’agoraphobie, ou alors, pas tellement. Mais si j’en parle ici, c’est que ca va mieux maintenant.

5 réflexions sur « L’horloge agoraphobe »

  1. Ce texte est fort, il me parle énormément, de choses dont j’ai aussi fait l’expérience.
    Juste un détail, tu dis « J’ai perdu beaucoup de temps à m’observer ». Moi également, et j’en perds toujours d’ailleurs, mais je crois que pour moi ça n’est pas du temps perdu. C’est du temps obligatoire que je devais et dois prendre pour pouvoir vivre (et non pas survivre). Tu penses réellement l’avoir perdu ce temps ? Mais pouvais-tu seulement faire autrement ?

    Merci pour tes textes, ça change de ce qu’on voit ailleurs je trouve, et ça fait du bien. Bonne continuation !

  2. Non seulement tu en parles ici, mais tu as même laissé les commentaires ouverts.

    J’ai envie de te croire, quand tu dis que ça va mieux…

  3. Ce denier article n’est peut être pas celui qui m’a le plus impressionné, ni celui qui m’a fait le plus rire, mais c’est celui ou je m’y reconnais le plus…

  4. Moi je t’aime sans te connaître. Tu écris si bien et si vrai. Tout le monde ne fait pas de crises d’angoisse, non. Je connais ce sentiment d’une vie qui se passe sans moi, cette frustration parfois de voir comme ça a l’air si naturel pour la plupart des gens de vivre. Enfin, il y a 2 mois, un mot sur ce mal, et un remède…

    Merci à toi de nous donner « ça », ces histoires; que ce soient les tiennes ou pas, elles résonnent longtemps…

  5. J’ai un GROS souci avec le téléphone. Parfois ça va, mais parfois, j’arrive pas à le décrocher. Je sais que je le dois, mais je peux pas.

    Ca me rassure un peu de savoir que je suis pas toute seule. Même si c’est gênant dans mon taf. Je me sens un peu moins « anormale ».

    Biz

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