Longtemps j’ai cru qu’il y avait deux conditions pour qu’une blague soit drôle : d’abord, qu’elle soit drôle (sic), et ensuite qu’on la présente au bon interlocuteur. Ainsi il me semblait tout à fait cool et ok qu’un pote pas-antisémite-puisque-c’est-mon-pote me fasse la énième fois le coup du schweppes juif, et que ma copine pas-grossophobe-puisque-trop-gentille-et-de-gauche-tavu ne se lasse pas du ‘on est gros on est cons on va à Arcachon’. Et puis, finalement, rire des blagues qui m’oppressent est une bonne défense, ca permet de montrer sa toute grosse carapace contre les micro-agressions, et puis moi-tu-vois-je-suis-pas-comme-ces-grosses-qui-se-plaignent-tout-le temps-puisque-je-rigole-de-ta-blague, donc s’il te plaît continue à me faire des jokes dégueulasses sur les obèses qui puent, mais parle moi, aime moi, je pue pas je te jure. L’oppression systémique subie par les gens qui souffrent de l’humour ciblé est tellement intégrée et normalisée que les victimes de l’humour se doivent de participer à leur propre dégradation, de peur d’être une nouvelle fois ostracisés. Faire rire à ses dépends, mais faire rire au moins, participer à ce qui fait rire l’ensemble d’une société pour s’y sentir intégré. Et puis on s’accroche à ces lieux communs oui-mais-regarde-si-c’est-un-arabe-qui-raconte-la-blague-sur-les-arabes-ca-passe-alors-pourquoi-moi-le-blanc-j’aurai-pas-le-droit-d’être-drôle-ma-liberté-d’expression-vive-la-France-merde. Ce raisonnement est bien mignon, mais il ne tient absolument pas compte des dynamiques d’oppression qui traversent nos sociétés racistes. C’est un peu le même mécanisme avec le racisme anti-blanc. Ca n’existe pas. C’est une réaction à la domination blanche ancrée en France. Pour prendre un autre exemple, on peut se demander pourquoi certaines femmes humoristes aiment taper sur les autres femmes. Est ce qu’elles le font parce que c’est drôle ? Ou parce qu’il est plus simple dans une société patriarcale dirigée par des hommes (ceux qui ont le pouvoir d’achat, ceux qui organisent les tournées, ceux qui donnent la norme de ce qui est drôle ou pas) de faire rire les hommes aux dépends des femmes ? Quand je me surprends à me moquer de la tenue d’une femme dans la rue, de quoi est ce que je me moque vraiment ? Pourquoi cette femme choisit elle ces vêtements pour se présenter au monde ? Qui lui impose une norme ? Est ce que c’est drôle de jouer contre son camp à la faveur du dominant ?
Quand c’est un homme qui produit de l’humour , on est évidemment en droit de s’interroger si cet humour est sexiste ou non. On peut choisir de mettre en scène le sexisme, et d’en rire. On peut même écrire des choses très violentes qui parlent de femmes, ca m’est arrivé, ici par exemple (je ne compare en rien ce petit texte au succès des auteurs de Bloqués ou de Bref). On peut écrire, faire jouer, des horreurs magnifiques. C’est souvent pas drôle. C’est même souvent affreux, angoissant, terrible. Parce que mettre en scène l’oppression d’un genre tout entier, c’est forcément présenter une réalité ignoble et insupportable. Je vous renvoie au travail d’Ariane Mouchkine et des réfugiés du théâtre du Soleil. C’est pas de l’humour non. C’est de la mise en scène d’histoires individuelles atroces. Et ca ne peut pas faire rire. On peut sourire de certaines situations finement amenées, on peut s’émouvoir avec les victimes d’atrocités. Mais je ne me suis jamais tordue de rire devant Le Dernier Caravansérail, je vous l’assure. La vocation du travail de mise en scène est alors de porter une histoire et de changer l’oeil du spectateur. Alors comment mettre en scène l’invivable des femmes en étant drôle ? Vous prendrez bien une petite part des cendres de Desproges ou de Guitry ? Je sens que vous les avez déjà en bouche, toutes chaudes de l’urne. Je ne suis pas sure que ces deux personnages ne soient pas, n’étaient pas misogynes. Ils avaient du talent. Ils faisaient rire les dominants. Et certains comprenaient qu’il s’agissait d’humour. Et d’autres les brandissent encore comme les défenseurs ultimes de la liberté d’expression. Il est intéressant d’observer comme le combat pour la liberté de la presse et l’expression libre est maintenant un combat de droite. Les fafs veulent pouvoir dégueuler leurs fientes en toute impunité. Liberté de dire de la merde, d’incriminer, d’enfoncer, de stigmatiser. Parce qu’ils peuvent, les fafs blancs bien français, bien soucheux, ils n’ont pas grand chose à craindre, malgré leur peur panique de tout changement à leur vie médiocre.
Revenons au sexisme. Comment des hommes cis peuvent ils faire rire sans sexisme ? Je pense que le plus sur est d’éviter de faire rire sur les femmes. Oui, ca peut paraître radical. Mais si tu ne sais pas faire quelque chose, si tu ne sais pas comment ton message va être reçu, il est parfois préférable de se taire. Dans le cas de Bloqués, il me semble qu’il y a des dizaines de choses pour rire. Les jeux vidéos. Les commandes de pizzas. La couleur du canapé. L’odeur du slip d’Orelsan. Et si tu veux absolument faire rire grâce / à cause / par / de l’humour genré, pose toi les bonnes questions. Pourquoi ne pas rire sur l’impossibilité chronique des hommes à remettre en cause les fondements du virilisme ? Pourquoi ne pas rire sur la fainéantise affligeante des hommes à lutter contre l’éducation qui les forme à être des Hommes des Vrais, à jouer au foot et à roter, parce que ca, ca c’est masculin tu vois ? (Non ce n’est pas masculin, mais les clichés de genre sont des clichés, justement). Pourquoi vouloir taper sur les femmes ? Elles s’en prennent pas assez dans la gueule comme ca ? C’est drôle de servir en quasi prime time à la télévision une soupe tiède pleine d’images qui servent à humilier les femmes quotidiennement ? Exemple : « Sinon, ils lâchent leur boulot « parce que la DRH elle voulait pas coucher avec moi pour que j’aie une augmentation » ou parce que « Y’avait aucune meuf bonne », « Ah ben bravo ! C’est sûr qu’ici il y a plus de meufs bonnes ! » . J’ai vraiment la flemme de reprendre mes marionnettes et de vous faire l’histoire du plafond de verre dans les entreprises, de la mise au placard des femmes après leur maternité, des contrats à quart de temps qui concernent principalement les femmes , bref, j’ai pas la force. Mais une chose est sure : ce n’est pas drôle. Et voir deux prétendus loseurs, car ils ne sont que les acteurs qui mettent en scène la lose, les deux protagonistes Orelsan et Grinch sont des artistes reconnus, accumuler les conneries sur le sujet, suivant un scénario écrit par des hommes eux aussi reconnus et ne manquant pas de projets et de travail, ouais, c’est pas drôle, et ca fait presque mal au cul. Prétendre que les télé-spectateurs comprennent que ces deux acteurs sont des perdants et qu’ils ont forcément un discours de connard, c’est se mentir. Il suffit de lire les commentaires sur les articles consacrés à la mini série ou les réponses sur les réseaux sociaux. On se marre parce que c’est drôle d’aller se branler sur la gueule de la meuf bonne du taf dans les chiottes. On se marre parce que c’est rigolo d’avoir une voisine bonnasse et de la faire chier. Les fans d’Orelsan et Grinch sont ravis de les voir à l’écran, les autres se reconnaissent dans des propos à chier dégueulés à longueur d’année par leurs pères, leurs professeurs, leur plombier. Et la vie continue. Et les femmes sont toujours bien dans la merde. Super, merci d’avoir joué.
Le pire de l’histoire, c’est que je suis assez persuadée que les mecs qui écrivent ce programme sont persuadés d’être féministes. D’être des mecs engagés, qui n’obligent pas leur meuf à se raser la chatte, ou ce genre de trucs. En fait y’a même pas à être persuadée, Navo le dit très bien lui même sur Twitter. Il est féministe, il peut donc faire dire de la merde à des personnages. Vous saisissez le problème ? Je vais me décréter anti raciste, mais je vais produire Michel Leeb. Je vais me décréter anti grossophobie, mais Karl Lagarfeld est mon meilleur pote. Je me demande à quel moment les féministes ont échoué dans leur projet de pédagogie à l’égard des hommes. Parce que non, tu ne peux pas être féministe et participer à la mise en scène du sexisme quotidien sans message, sans explication, sans contexte. Ca revient juste à rajouter un petit tas de merde sur la benne de bouse qu’on se tape tous les matins parce qu’on s’identifie comme femme. Ca n’aide personne, au contraire. Ca devient cool. Parce que ces loseurs de Bloqués, ce sont des mecs cools. Des rappeurs blancs. Des dominants. Et que tout le monde veut jouer avec les dominants. C’est vachement plus drôle que de lutter avec les victimes. Et puis soyons honnêtes, trouver des punchlines non oppressives, ca doit demander vachement plus de taf.