Blues de la midinette

Quand on a que l’amour, on est pas bien avancé. L’amour ca pique les yeux, ca tord les tripes, ca fait avancer et puis reculer d’un coup, ca emporte tes illusions et ca te rend trop heureux, trop fort, trop vite, ca tourne la tête et ca retourne ton estomac, ca change les couleurs des gens et ca rend les journées moins longues, les minutes comme des secondes. J’voudrais plus tomber amoureuse, tu vois, je suis pas faite pour ça, je connais pas le maintien, j’applique pas les règles, quand je tombe c’est trop loin, chute libre au dedans de moi, ca réveille des choses que je ne maîtrise pas, qui m’emportent si loin que j’ai du mal à rentrer, éloignée pas les vagues de la marée, j’me sens seule et j’me laisse couler, l’eau est dégueulasse et c’est crade, j’voudrais sortir de moi quand je suis amoureuse, ne plus rêver, ne plus rien projeter, être capable de vivre juste l’instant, le temps de maintenant, celui où tu souris, quand tout va encore bien, ne jamais m’envoler, juste rester là, dans ton creux, là où rien ne change, ni ton odeur, ni le son de nos voix.

J’oublie rien, je suis comme ça, je garde tout, j’ai peur de manquer, j’entasse les souvenirs en masse dans des albums aux coins cornés, la première fois où je te vois, la dernière aussi, la forme de tes mains et la sonnerie de ton téléphone, la fois sur le toit du monde, on aurait du rester là, à regarder les gens bouger, à se planquer pour s’embrasser, on aurait du ne jamais partir, oublier de rentrer, rester immobile pour que rien ne change jamais. J’aurai du être plus forte, j’aurai du mieux t’aimer, j’ai tellement d’acide dans la gorge que ca m’empêche de respirer, ma gorge se noie dans la boue des regrets, les nuits sont plus longues depuis que je t’ai quitté, depuis que je m’interdis de penser à toi, parce que j’ai peur du manque, parce que j’ai peur de te rappeler, j’essaie d’assumer, de faire ce que je dis, de me concentrer sur moi, seulement les moments comme maintenant, j’y arrive pas bien tu vois.

Choisir c’est renoncer, il paraît. Je savais pas que renoncer c’était si douloureux, que tes tripes s’arrachent quand la porte claque, que tes yeux n’en peuvent plus d’avoir trop pleuré, que tu te réveilles en pensant que rien de tout ça n’est vrai, qu’on est encore le mois dernier, que tout va bien se passer, que je vais y arriver, que le meilleur est devant et qu’on va tout défoncer. Ça n’a pas fonctionné tu vois, pourtant j’y ai cru, mais la bête qui me grignote du dedans a vaincu, j’ai capitulé, j’arrête de me battre pour fonctionner, je te quitte mais je garde tout de toi, tout brûler serait plus simple, tout sacrifier dans un ultime autodafé, seulement j’ai encore besoin de la béquille des souvenirs pour m’aider à respirer, encore quelques jours s’il te plaît, après je te laisse filer.