Happy Place

C’est l’été au Canada, au milieu, là où les plaines n’ont pas de fin et les lacs sont comme des océans, sans fin, les routes goudronnées sont les autoroutes et les allées privées, pour rejoindre la ville la plus civilisée il faut parcourir une centaine de kilomètres, une route si droite que tu peux bloquer ton pilote automatique et regarder le paysage défiler, les préfabriqués et les silos à grain, les milliers d’églises en papier mâche pour protestants déboussolés, à la droite du volant une tasse de plastique contient un petit litre de café dilué, on roule vers le Nord, l’esprit pionnier refuse de crever, camping et et barbecue, nuée de moustiques et sangsues, bienvenue dans le meilleur été de ma vie, au bord du lac quand le jour se meurt, quand tout se tait et qu’il n’y a rien d’autre à faire qu’être ensemble, se parler, jouer.

Tout le monde s’en fout ici, d’où tu viens, de combien tu pèses et de la musique que tu écoutes, les règles de la conformité sont biaisées, ce qui compte c’est la manière dont tu t’occupes des enfants, les sourires que tu rends, le relish que tu mets dans tes hot dogs et ton implication dans les corvées, y’a rien à inventer, pas de masque à porter, t’oublie ce que tu as laissé à Paris, la prétention grotesque de vouloir appartenir au clan des branchés, les envies de ressembler, ici je deviens un individu, je deviens moi, on m’aime sans période d’essai, personne ne feinte, personne ne cherche autre chose qu’un bien-être simple, ces gens n’ont rien de spécial, il n’ont pas réussi, ils ne sont ni médecins, ni avocats, ils n’existent pas socialement, ils ont pour seul but de construire une maison ou d’élever leurs enfants, les attentes sont simples, les règles faciles.

J’avais du mal à répondre à la question de mon psy, raconter mon meilleur souvenir, après quelques semaines, mon meilleur souvenir je l’ai laissé là bas, avec mes 14 ans, ma casquette défoncée de l’Université du Saskatchewan, ma découverte de ce que pouvait être une famille, les bains de minuit dans le lac gelé, la moustiquaire sur la porte d’entrée, les coyotes dans le jardin et les yard sales du dimanche matin, mon rêve américain  n’est pas bing-bling, pas de cadillac rose mais des trucks aux flancs boueux, pas de villa à Malibu mais un préfabriqué au milieu d’une ville de 400 pelés, mon rêvé américain est canadien, c’est peut-être ce qui change les données, un refrain de rock indien d’une chanson que je n’ai jamais retrouvée, l’odeur de la fumée et de l’herbe qui sèche après la pluie, une vision du monde un peu à la Disney, la sensation d’être hors du monde mais d’y être parfaitement, dans le vrai monde pour une fois, celui qui compte vraiment.