RasHa. Atik saha !

Ce soir j’ai la rasHa. Pour ceux qui ne sont pas familiers avec le terme, ca se prononce <Rass><rra>, et c’est un terme oriental pour désigner la mélancolie, le regret, l’angoisse.

C’est un sentiment particulièrement “de chez nous”, le sentimentalisme de l’exilé, le soupir de celui qui pense au pays, ta grand-mère qui te raconte le soleil sur sa terrasse, les makrouds qu’elle achetait chez le pâtissier à côté du grand cinéma, qui te donne de la fleur d’oranger dès que tu as mal quelque part, du mazar, c’est bon pour tout, les mots du cœur comme ceux du corps, en cataplasme comme en infusion, ca sent l’orange douce et le miel, les pignons de pin et les épices, la feuille de rose séchée dans le couscous et la menthe ciselée dans les boulettes, elle te raconte en boucle son arrivée à Marseille, le train jusqu’à Paris, ce qu’elle a laissé là bas, les couleurs, les gens, la robe de ses 18 ans, comment elle a retrouvé ton grand-père en France, exilé lui aussi quelques années plus tard, qu’ils étaient voisins là bas mais qu’ils ne se parlaient pas, tu lui montres Google Earth et tu passes trois heures à zoomer pour qu’elle retrouve son immeuble, son école, la gare du petit train pour aller à l’Ariana, elle pleure un peu, elle te tient la main, et toujours les soupirs, plus lourds, plus profonds, les soupirs de l’exil, du pays, de sa jeunesse aussi, de ses parents qui sont morts maintenant sans jamais retourner, les mots en arabe qu’elle t’apprend, les sors qu’elle jette aux méchants, la façon toute particulière qu’elle a de taper dans ses mains pour rythmer la musique, la graine du couscous qui s’égraine dans ses mains, rajoute de l’eau ma fille, rajoute de l’huile, tourne ta main au fond de la gamelle en fer blanc, fait tourner la graine entre tes doigts, la graine c’est la base de ta cuisine ma fille, si tu fais une bonne graine à ton mari, il restera avec toi toute la vie.

Le mari justement,il arrive ? Belle comme tu es ? Tu as personne à me présenter ? tu sais je ne pourrai pas mourir tant que je ne t’aurai pas vue mariée, ma fille, mon amour, mes yeux, je t’aime tellement que lorsque je te regarde respirer j’ai peur que tu t’arrêtes, le mercredi après-midi je venais te chercher et on allait à Belleville, trainer chez les textiles, je t’ai bien gaté ma fille, tu étais la petite la mieux habillée de la classe, on allait chez Gabin manger un complet poisson en terrasse, tu te souviens, la testira sur le pain italien, le thé à la menthe que nous offrait le garçon, et la boule au miel qu’on partageait en remontant aux Buttes Chaumont donner du pain au canards, on a fait tout les Guignols de Paris, toi et moi, tu étais tellement belle petite, ma fille, mon amour, mes yeux, les cheveux tellement blonds que tout le monde me demandait d’où je te sortais, à qui je t’avais volé. Mais moi je te volais pas, mais tes parents, les pauvres, ils travaillaient tu sais, alors moi j’étais là, quand tu étais malade, la varicelle, les oreillons, pour les vacances et pour les mercredis, tu l’aimais ta mamie quand tu étais petite, maintenant je comprends plus rien à ce que tu me dis, j’arrive même pas à expliquer à mes copines ce que tu fais comme métier, c’est trop compliqué, et puis moi j’ai jamais travaillé tu sais, ton grand-père il était pas pour, alors les ordinateurs, la technologie, les téléphones, moi ca me dépasse.

J’ai 95 ans maintenant ma fille, mon amour, mes yeux, et tu sais, même si jusqu’à 120 ans je suis là, il y a un jour où je vais partir, alors je vais te montrer où je cache les choses. Parce que j’ai peur des voleurs, alors je cache. La bague de ma mère, sous la pile de draps pour les invités, les relevés de banque sous la latte du parquet qui grince, mes petits billets dans le coussin du grand fauteuil bleu, il y a un trou sur le côté pour les attraper, je te montre tout à toi, parce que tu as tout à construire, tout à vivre, et puis tu n’as pas encore de mari, alors tu auras besoin de mes petits trésors quand je serai partie, quand tu n’auras plus ta mamie pour te cuisiner la kamounia que tu aimes tant, embrasser ton front quand tu pars, et jeter un verre d’eau derrière ta porte pour t’enlever l’œil, personne ne fera ça pour toi, ils ont tous oublié, mais toi ma fille, mon amour, mes yeux, je t’ai montré comment jeter un sors au boucher qui te donne des mauvais morceaux, comment choisir les grenades et comment rouler la graine sous tes doigts, je t’ai emmené avec moi au hammam, je t’ai appris le savon noir et le rassoul, je t’ai dit à l’oreille les secrets des femmes alanguies, celle qui n’aime plus son mari et celle qui a un fils déja parti, je t’ai appris à écrire ton nom en arabe, à faire le gâteau sans beurre sans farine et sans œuf, je t’ai montré comment faire le youyou pour les mariés, comment mettre du khrol sur tes yeux, je t’ai dit tout mes secrets, mes amoureux d’avant, ma façon de cuisiner le mulet, retourner un balais pour chasser tes invités, à toi j’ai tout appris, j’ai tout dit.

Quand ma grand-mère est partie, 120 ans c’était un peu long finalement, j’ai retrouvé dans un couloir de sa cuisine, celui où elle cachait ses cigarettes, un petit cahier, aux marges passées, à l’encre délavée, les mots de ma grand-mère, ses souvenirs, avec une introduction simple, en arabe, “je préfère pleurer que tout oublier”. La rasHa, c’est ca.

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