Il y a encore quelques mois, je me disais que peut-être, si tout allait bien, demain, je sortirai de chez moi. Avec un peu de chance, mon angoisse me laisserait aller faire les courses au bout de la rue sans m’écraser la face contre le bitume sale, sans oppresser mon cerveau et mon coeur si fort qu’ils implosaient silencieusement, retenus au bord de mes lèvres par ma mâchoire crispée. Peut-être, après-demain, je réussirai à marcher un peu plus loin dans mon quartier, juste quelques mètres de plus qu’hier, la boule au ventre, peut-être que j’arriverai à aller seule chez le médecin, peut-être que j’arriverai à aller prendre un café avec une amie, peut-être que je ne serai plus tout à fait malade, peut-être. Petit à petit, efforts après efforts, les peut-être sont devenus des certitudes. Des petites choses, normales, faciles, pour ceux qui ne connaissent pas l’enfer d’un appartement qu’on ne quitte jamais, la porte calfeutrée par des tonnes de peurs irrationnelles, la clé perdue dans une tête qui semble insondable, vouée à la folie. J’ai pris un vélo, puis un bus, puis un scooter. J’ai retrouvé du travail. J’ai réussi à revoir des gens, à avoir des conversations. J’ai eu de moins en moins peur de ce qui se cache dans mon ventre. J’ai pris la boule dans mes bras, celle qui se loge entre ma poitrine et ma gorge, je l’ai bercée, je l’ai rassurée. Nous sommes devenues amies. Elle me rappelle à l’ordre quand j’en fais trop ou quand je refuse de me faire du bien, quand la vie secoue trop fort, elle m’impose le calme, le silence. Elle veille presque sur moi, cette carne.
Il reste encore des choses qu’elle m’empêche de faire, elle me tord encore parfois en deux, je plie mais je ne romps plus. Je reste humble devant elle, je n’ai pas le choix, je sais qu’elle est plus forte que ma volonté, qu’elle gagne parfois, de moins en moins. Elle m’offre depuis quelques mois de jolis moments de liberté. Des jours entiers, des nuits calmes, des matins sourires. Je croule sous les possibles. Je peux aller au cinéma, au théâtre, rencontrer des gens, regarder les autres. Je peux me déplacer. Je prends même le train maintenant. Alors, mes peut-être sont incroyables, plus jolis que toutes les promesses, que tous les billets d’avions. Ils ont le goût des mandarines dans le TGV et des départs en vacances, le goût des sorties imprévues qui finissent bien, de l’air d’ailleurs toujours meilleur. Ils sont tout ce que j’enviais, avant, ils sont ces moments passer à imaginer ce que serait ma vie si je m’en sortais, si je survivais, si j’allais mieux. Ils sont amers parfois, d’avoir trop manqué, de n’avoir pas pu, d’avoir du mentir pour cacher mon infirmité à être dans le monde. Ils paient pour les excuses, les grippes imaginaires et les soucis inventés pour m’éviter d’expliquer mon existence misérable de cloitrée dans ma tête, de malade mentale, de cinglée. Ils adoucissent les rendez-vous manqués, les fantasmes de départ, les histoires imaginées par faute de pouvoir les vivre en vrai. Je regarde en arrière, et j’ai peur, d’avoir été et d’y retourner, on est jamais tranquille quand on marche au bord du précipice, mais on marche, tranquillement, le pas assuré, et si on doit tomber, on s’accrochera aux herbes folles, aux rochers, on ne se laissera pas avoir par l’obscurité.
Un jour, peut-être, je reprendrai l’avion. Un jour, peut-être, je n’aurai plus peur de saluer les gens, de dire qu’il fait beau, de démarrer une conversation. Un jour, peut-être mon corps arrêtera de me rappeler qu’il travaille en sourdine, encaissant mes efforts et mes angoisses comme un boxer, courbaturé et bleu. Un jour, peut-être, le précipice me semblera moins proche, moins évident. Un jour, j’en suis sure, je me souviendrai de ces moments de maintenant, de ce sentiment incroyable de liberté à chaque fois que j’arrive à faire quelque chose de plus qu’hier, à chaque fois que je gagne du terrain sur la boule, à chaque fois que je me retourne et que je me revois prostrée sur mon canapé. Et quand je tomberai, parce que cela arrivera, je les aurai avec moi, bien au chaud, ensoleillés des sourires de mes proches, de ma famille de sang et de coeur, de ceux qui m’accompagnent en tout terrain. Je saurais qu’il est possible de se relever. Même quand on y croit pas vraiment. Même quand on pense qu’il vaut mieux arrêter. J’écris cela parce que je veux m’en souvenir, parce que je veux me porter chance, malade ou remise, parce que je veux des possibles, des peut-être, des indécisions, des coups de sang, des encore. Parce qu’aujourd’hui, ce soir, avec la mer juste à côté, et des mouettes qui se perdent au dessus de ma fenêtre ouverte, il était bon de vivre un peu plus libre qu’hier.