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Autres Conséquences

Je ne suis pas douée pour les amitiés. J’aimerai pourtant. Je ne suis pas douée pour me faire des amis. J’ai du mal à me livrer aux inconnus, je présente toujours ma carapace la plus épaisse, celle qui veut briller et prendre toute la place, celle qui veut exister et qui ne supporte pas qu’on l’écarte. Je ne sais pas faire la conversation, la météo m’échappe et mes études m’ennuient, j’ai bien un chat mais il ne suffit pas à me rendre intéressante bien longtemps, il faudrait que je pense à adopter un kangourou, un perroquet ou un poney, ils me serviraient sans doute dignement de faire-valoir lors des mes tentatives d’abordage amical.

Je ne sais pas me faire des amis parce que je suis trop entière, euphémisme d’abandonnique-au-premier-degrés. Parce que je tombe amoureuse des gens et que j’ai besoin qu’ils m’aiment pareil. Je voudrais recevoir chaque jour des centaines de sms et de mails, je voudrais passer mes déjeuners au téléphone à écouter et à conseiller, j’ai du mal à ne pas être fusionnelle, à laisser vivre et respirer, je voudrais tout savoir, je voudrais tout pouvoir, tout offrir, tout payer, tout rendre facile, tout démêler. Je voudrais que tout soit parfait pour ceux que j’aime, en permanence, quitte à ramper, quitte à en chier, ça n’a rien d’une qualité, c’est un pêché d’orgueil, c’est vouloir à tout prix marquer sa place, sans qu’on vous l’ait demandé. Le cercle vicieux m’empêche de rencontrer, de sortir, de voir des gens, quand je ne suis pas au mieux, quand je sens que je peux ennuyer ou ne pas amuser, j’ai l’impression d’avoir toujours des points à marquer, être fidèle à ma réputation de clown débile en société.

Je ne sais pas entretenir l’amitié quand j’ai la chance qu’on me l’offre, parce que je ne sais pas décrocher mon téléphone pour dire, pour raconter, pour parler, pour échanger. Parce que je reste convaincue de n’avoir rien à dire qui ne puisse attendre, rien à offrir à l’autre qui puisse l’intéresser. Parce que je suis agoraphobe, et que je traverse de longues périodes sans pouvoir sortir, et qu’il m’est moins difficile de refuser un diner ou une soirée que de l’annuler à la dernière minute, maquillée, habillée et prête à sortir, accroupie derrière ma porte d’entrée en train de pleurer. On ne peut pas compter sur moi, alors je me retire, sans faire de bruit, peu à peu on oublie de m’inviter. Ca me soulage presque, c’est idiot, personne à décevoir, ca arrange ma culpabilité.

Prince de la Ville

J’ai été parisienne. C’était pas compliquée, je suis née dans le 15eme. Rien de réfléchi, rien d’acquis. Juste mon milieu naturel, le métro et les embouteillages, les jolies lumières et les quartiers chics. La banlieue, c’était le mauvais souvenir de mes années de primaire, quand mes parents avaient décidé de s’expatrier. D’ailleurs, la banlieue commençait Gare du Nord, La Chapelle, Terminus. Les bobos n’étaient pas encore à la mode. Les clans étaient plus clairs, les appartenances moins troubles. Racaille contre bourgeois. Rappeur contre Rockeur. Nord, Sud.

Depuis deux ans, j’ai rejoint la grande banlieue. Zone 4 de ta carte Navigo, pas la jolie, avec des pavillons et des chiens qui aboient derrière la grille en fer forgée, la moche, la grise, celle dont on ne parle pas, avec les immeubles pourris et les familles nombreuses, le bruit, l’odeur, la multitude des couleurs. Il m’arrive de regretter mon trou à rat du 14eme, c’est tellement plus simple de sauter dans un métro, d’appeler un taxi, que de consulter les horaires du bus et de se faire toute petite dans un wagon de RER. Mais le plus souvent, je suis heureuse. Et un peu triste aussi. Dès que tu quittes Paris, ton aura diminue. D’un coup, sans prévenir. Tu ne peux plus te prévaloir de ton statut social de parisienne. Tes goûts ont moins d’impact. Ce que tu dis est plus facilement remis en question. Ta  vie d’avant disparait. Tu es banlieusarde pour toute la vie, dès que tu t’y installes. Tu n’as plus de crédibilité.

Et puis il y a les questions énervantes. Celles qui te donnent envie de couper les cordes vocales de Jean Pierre Pernaud avec une machette rouillée. Non, ca ne craint pas plus que ça. Oui, il y a des écoles, des médecins, une bibliothèque. L’eau chaude et l’électricité aussi. Non, on a pas peur la nuit, on a pas de portes blindées. Oui, mes voisins sont turcs et chantent toute la journée. Non, je ne suis pas en HLM. La banlieue n’est pas une vaste étendue de logements insalubres à loyers modérés. Oui, j’habite un quartier. Mais pas au quartier. Juste un quartier de ma ville. Comme il existe des dizaines de quartiers dans Paris. Quartier devient péjoratif dès le passage du périphérique. Oui, c’est un peu galère pour sortir, pour rentrer surtout, mais notre Monoprix local ne fait pas semblant de s’intéresser à notre bien-être pour nous vendre à bouffer. On a l’essentiel, on a des amis, de la famille. On a tout.

Je me moque de toi, le parisien, maintenant. Je me moque de ton air offusqué en permanence, de ta capacité à claquer ta thune pour rien, de tes désirs d’appartenance, de tes envies de Bling et de Toc. Je me moque de tes soirées, de tes bars stupides où rien ne se passe de nouveau jamais. Les mêmes verres et les mêmes discussions, depuis des années, encore, juste la peinture qui change. Je me moque quand tu grognes et quand tu te plains, des appartements trop chers et de la gréve de la RATP. Je me moque de moi et de mes sacs énormes, oversize c’est la mode, qui m’ont couté un Smic et que j’écrase contre moi dans le train à l’heure de pointe. Je me moque des modes et des endroits-où-il-faut-être, je me moque de vos barbes et des vos shorts en liberty, j’aime toujours autant Paris, j’aimerai juste que la ville se transporte jusqu’ici, vide.

Un mouvement simple du bassin

C’est simple, tu mets ta jambe en l’air, tu bandes la courroie élastique et tu attends. Normalement, c’est là que tes abdominaux prennent le relais. Et que tu te transformes en moins de dix séances en parfaite nymphette. Oui mais non. Avec moi, ca ne fonctionne pas. D’abord parce qu’il me faut dépenser l’équivalent d’un aller-retour Paris-Istanbul en énergie avant de me pointer dans cette salle de sport. Quand j’arrive à m’y pointer, je suis déjà épuisée, ravagée de trouille à l’idée que la professeur en string rose moulant décide de s’intéresser particulièrement à moi pendant le cours. Qu’elle vienne à côté de moi, avachie tendance baleine sous acide sur mon petit matelas. Parlons en d’ailleurs. Ceci n’est pas un matelas. Ce n’est rien. Un centimètre de rien, qui ne calfeutre en aucune manière les bosses du béton ciré de la salle, ou les lattes de parquet du studio de danse qui s’incrustent une à une dans mes cuisses potelées. Ceci est une arme supplémentaire dans l’escarcelle marketing des sportifs, qui visent à nous faire croire qu’il peut y avoir une donnée agréable dans une salle de sport : un matelas.

J’ai essayé pourtant de faire la course à l’endorphine. Tous mes potes sportifs m’assurent qu’ils reçoivent des décharges magiques de substance à bonheur dès qu’ils finissent de ramer sur leurs instruments de torture préfères. Que c’est mieux qu’un orgasme, que c’est la récompense ultime, un sentiment de bien-être diffus avant l’arrivée des courbatures post-marathon-sur-tapis-roulant. Mon cul. Tout ce que je ressens après un cours de sport, c’est un sentiment de honte ainsi que la nécessité impérieuse d’aller me plonger dans une baignoire pleine de glaçons afin de faire redescendre la température de mon corps gracile, et de lutter contre la couperose momentanée qui envahit mon divin visage. Une fois seulement, après avoir tellement sué et tellement injurié mes voisins cyclistes immobiles que mes jambes tremblaient comme de la gélatine de porc posée sur une baffle en rave party, une fois seulement j’y ai cru, à cet orgasme, à ce tourbillon de bonheur rose et pailleté. En fait j’avais juste la tête qui tournait, et je me suis étalée de tout mon long sur la moquette senteur chaussette du Club Med Gym, sous les gloussements sonores des body-builders du fond de la salle.

Le pire, avec le sport, c’est quand on arrête. On pense ne plus jamais y retourner, pouvoir ranger dans un coin de sa tête ce moment affreux de totale décomposition de toute forme d’estime de soi, et passer à autre chose. Mais non. Le lendemain, le corps endolori et meurtri se rappelle à votre bon souvenir. Après une heure d’abdo-fessiers pour débutants, il m’a fallu 45 minutes pour enfiler mes chaussettes le matin suivant. Des muscles se réveillaient, mon corps hurlait, mes pieds se refusaient à mon cerveau, qui m’ordonnait quand à lui de me recoucher dans l’instant, sous peine de douleurs terribles sur le chemin du métro. J’aurai bien voulu me tonifier le bas ventre et m’arrondir le fessier, me débarrasser des mes ailles de chauve-souris au bout des bras et arriver à faire le poirier. Seulement, rapport à la vie, ca va pas être possible.

Le bruit et la fureur

L’impression d’être dans la ouate. Les bruits du dehors comme muets, la voix des autres comme éteinte. Le monde qui continue à bouger, à travers les fenêtres, à travers les rideaux, les allées et venues des voisins, le téléphone qui sonne, le temps qui change, les heures qui défilent, mais à l’intérieur, rien ne bouge. Quand je ne vais pas bien, mon cocon me permet de survivre, au sens primaire du verbe, juste continuer à respirer. Mon horizon se réduit aux mètres carrés de mon appartement, et à la centaine de mètre qui me sépare du tabac le plus proche. Le reste de la ville, le reste du monde, tout me paraît hostile, anxiogène, dangereux. Je continue à lire, je continue à être virtuellement sociable, mais ce sont mes seules fenêtres, mes seules issues de secours. Ouvrir mon courrier devient une épreuve ingérable, alors je laisse s’empiler les catalogues, les factures et les invitations dans l’entrée. J’ai peur de me laisser contaminer par un mal étrange, par une maladie foudroyante si  je me frotte à la réalité. Je m’enferme à l’intérieur de moi, en attendant que la vague vienne s’écraser, que l’angoisse me laisse un instant me reposer.

Je vais mieux maintenant. Et je me rends compte de l’immense injustice, du sentiment d’impuissance laissé par ces moments hors du monde. Les amis vont et viennent, la plupart décrochent, les gens se marient, sortent, se rencontrent et s’aiment. Les films continuent à sortir, les livres d’être écrits, les lieux où il faut être changent, se transforment, la vie n’a pas tout à fait le même goût, le monde continue à être, sans m’attendre. Ni le bon, ni le mal, ne prennent le temps de me laisser les rattraper. Au delà de l’effort important que je dois produire pour me sortir de la ouate, il faudra aussi me réadapter, payer les factures entassées, régler les conflits, expliquer mon silence, expliquer qu’on peut me faire à nouveau confiance, que je suis revenue, que j’espère rester, demander pardon, pour les absences, pour les manques, pour les loupés. Assumer ces quelques semaines en autarcie, les déguiser avec une phrase ironique, une mauvaise blague ou un mensonge, dire la vérité seulement à ceux qui voudront bien l’entendre, me laisser la possibilité de revoir un printemps, en septembre, pour la rentrée.

Baby Steps

J’apprends à marcher seule, une nouvelle fois. J’étais tombée, très loin, très noir, encore. Il me faut du temps pour reprendre de l’élan, pouvoir poser la plante de mes pieds à plat sur le sol, sans avoir les doigts de pieds qui se recourbent et se tordent, qui spasment et qui se meurent. Les vacances n’arrangent pas tout, du moins pas aussi bien que je l’avais rêvé. Je dors un peu mieux, mais toujours accompagnée. Je suis encore très préoccupée, très solitaire au fond. J’ai du mal à supporter qu’on me parle, qu’on me coupe, qu’on m’empêche de dérouler une idée, je cherche la discussion, la compagnie, la société, mais je ne la tolère que quelques minutes. J’ai vite besoin de me replonger dans un livre, d’allumer mon Ipod, de m’échapper. Je ne suis pas très sociable, encore. Il faudra encore travailler. Les pieds dans le sable mouillée, la tête à la mer, le corps immergé dans l’eau trop froide pour y rester, électrochocs circonstanciels, thérapie en nu majeur.

A chaque peur, une solution, un mur, une fuite. Grande fourche. Quelle route choisir. La route des vacances aura été difficile. Je craignais terriblement de quitter mon cocon, mes habitudes. J’espérais terriblement  quitter mon cocon, mes habitudes. Je sais qu’il faut que je me force, que je me pousse, que je donne l’impulsion, pour que le mouvement vienne, que les heures reprennent leurs battements réguliers, pour que ma vie reprenne, telle que je l’avais laissée, ou presque, à quelques deuils, à quelques personnes, à quelques vies près. Je ne pensais pas écrire pendant ce court séjour ailleurs, je n’en avais vraiment pas envie. Il y a des choses qu’on confie plus simplement à un écran vide, la nuit, pendant que le chat miaule et que la maison dort, il y a des choses que je suis lasse de répéter, il y a encore demain, il y a encore cette nuit à passer.

Ici, on me parle de mon père. Beaucoup. Infiniment plus que le reste de l’année. Je reste détachée, en apparence. Je raconte. J’explique. Ce n’était pas de ta faute, ca n’aurait pas du arriver. Je sais. Est ce que ca change quelque chose ? Pas vraiment. L’absent vient s’immiscer, éléphant dans mon magasin de porcelaine intérieur, je voudrais qu’on l’oublie, je voudrais qu’on l’efface, pourtant, ca me fait du bien, aussi, d’en parler. Je n’ai rien oublié, je n’ai que de vagues théories, des supputations, à offrir à ceux qui m’interrogent. Rien de nouveau, non, je ne l’ai pas revu. Non, je ne les connais pas, ceux qui sont mes frères par le sang. Ils ne savent pas, les pauvres, que je pense à eux. C’est ici, dans ce salon qui sent le bois et le renfermé, que j’ai appris ta naissance, il y a presque quinze ans maintenant. Mon frère, mon cadet, mon sang. Tu verras quand il sera mort et que nous serons réunis, tu me cracheras au visage, la fille cachée, oubliée, tu t’étonneras de voir mon nom apparaître à la faveur de la loi. On ne renie pas sa fille, pas légalement en tout cas.

Demain le marché, le soleil, si il veut bien. J’ai envie de rentrer. De rester aussi peut-être. Je suis de toutes manières, ailleurs, la plupart du temps.

Mon Legionnaire

Il était grand, il était beau, il sentait le Drakkar Noir, sur son torse y’avait tatoué Honneur et Fidélité. Un vrai cliché, mon légionnaire, son crâne rasé et ses muscles bandés, jusqu’à son regard clair et à ses pieds qui puaient. C’était pas une lumière mon légionnaire, il avait pas fait St Cyr, il grimpait doucement les échelons du troufion, il était gentil, un peu brute, un peu gauche aussi, un brave type, franc et droit, pas franchement intéressé par ce que j’avais à lui raconter, plus heureux blotti entre mes seins, presque recroquevillé, à respirer ma peau, en silence, sans jamais rien me demander, sans jamais rien raconter.

Il était pas beaucoup là, mon légionnaire, bloqué dans sa base pleine d’hommes toute l’année, les opérations à Djibouti et les déplacements en Afghanistan, il aimait ça, il avait choisi sa vie, il voulait quitter l’armée mais continuer à se battre, pour plus cher, dans le privé, vendre sa carcasse à la compagnie qui voudrait, en attendant d’être vieux et usé. Il est venu une dernière fois, il est resté toute une nuit, il est parti pendant mon sommeil, me laissant un petit mot sur la table basse : merci.

Il m’a écrit de là bas, mon légionnaire, des mails courts et un peu idiots, qui ne disaient rien mais qui demandaient beaucoup, que je lui raconte ce qui se passait ici, si je pensais à lui, s’il me manquait. J’ai répondu un peu, au début, parce qu’il me faisait de la peine, mon légionnaire, que j’avais peur pour lui, que je l’imaginais sur une route pourrie au milieu d’un désert en train de tirer, je lui tenais compagnie virtuellement au milieu de la nuit, son silence de là bas, les bruits familiers de mon appartement à Paris, ils se mêlaient sans qu’on ne dise rien, je m’endormais sur Skype pour me réveiller devant une session fermée.

Un jour il est mort, mon légionnaire, explosé au champ d’honneur, je ne sais pas si on peut dire ça pour un mercenaire, son joli corps musclé et tatoué a sauté sur une mine alors qu’il accompagnait un convoi d’hommes d’affaires, il est rentré en morceaux dans un boîte en fer, Honneur et Fidélité, tu n’as plus le choix maintenant mon amant silencieux, il repose quelque part sous quelques grammes de terre, je ne sais pas où, je ne lui ai pas dit au revoir, je n’ai rien effacé, il est juste parti un peu plus loin, mon légionnaire, il reste muet, il reste là.

Baby Blue Cadillac

On a roulé longtemps, dans le jour d’abord, et puis la nuit est tombée. C’est fou ce que ca vit, une autoroute, les gens qui se croisent, les enfants qui s’endorment sur la banquette arrière, les bandes phosphorescentes, 6 par secondes, voie de gauche, la limite de vitesse presque pas dépassée, le disque qui tourne en boucle dans l’auto-radio cassé. Parfois j’ai l’impression que la musique vient juste pour moi, qu’elle s’accorde au paysage, au rythme et aux mouvements, c’est comme un ballet délicat de monstres inutiles, d’existences et d’aires de repos. A chaque panneau, un rapide calcul, plus que 420 kilomètres, si on roule toujours, plus que presque trois heures et demie, peut-être quatre, plus que 240 minutes, plus que quatre tours de pistes pour les chansons qui s’épuisent.

Au bord des voies, à quelques kilomètres, on les voit de loin, ces cargos illuminés, les stations services, leurs machines à cafés, leurs supermarchés, mais surtout les gens, comme vidés, les yeux dans la vide, la tasse en plastique fumante posée sur la poubelle, cigarette à la bouche, main dans la poche, parfois un enfant qui pleure, il est si tard, on est si loin, moi aussi je déteste la route, cet entre-deux détestable, parti mais pas encore arrivé, la caravane des vélos accrochés au coffre, les valises et les seaux en plastique, ce qu’on fera tout à l’heure, la chambre qu’on retrouvera, le programme des jours qui viennent, en attendant on est encore rien, perdus quelque part entre ici et là bas. C’est peut-être la passivité de mon statut de passagère qui me rend si difficile, ou c’est peut-être que je ne sais jamais si je suis vraiment arrivée, quand le moteur s’arrête, quand on déballe et quand on s’installe, est-ce que c’est bien là qu’on voulait aller, est-ce qu’on nous attend, est-ce qu’on aura du bonheur, enfin.

Des profondeurs

Des pronfondeurs de profundis, on se demande quand même ce qu’il peut se passer, les limbes et puis l’enfer, les fresques dans les musées, ca sera baroque peut-être, ca sera léger, envolée, poussière, pelouse du souvenir, arrêt des hostilités. Plus j’avance, moins je sais, moins ca m’inquiète aussi, l’existentiel c’est pour les intelligents ou les adolescents, les concepts et les idées, ca ne m’inquiète pas, partir ailleurs, après tout pourquoi pas, c’est ce qu’on laisse derrière soi, les gens, les chats et les objets, les milliers de bonjours qu’on aura dit, les millions de conneries qu’on aura pensé, on ne peut rien savoir de ce qu’on aura réussi à graver, impacter, dessiner, on part et on s’efface, on laisse finalement la place.

Je fréquente peu les enterrements, j’en vois peu l’utilité, la peine collective me donne la nausée, je ne supporte pas les phrases faciles qu’on sert aux endeuillés, quand les yeux se ferment, quand l’âme s’est envolée, à quoi bon courir derrière, à quoi bon se fatiguer, ce qui m’intrigue c’est la minute juste après, ou juste avant, le trépas, la dernière respiration, le dernier souffle et le regard qui se noie, les couleurs qui changent autour du corps, le bleu, le noir et le gris, l’oxydation du sang et la couleur des ongles, est ce qu’on pourrait crier, qu’est ce que ca changerait, c’est fait, c’est fini, c’est écrit, irrémédiable irrésolue, la peine, la famille, les amis, les détails morbides, poignées cuivre sur cercueil, intérieur molletonné.

C’est peut-être ce que je préfère, la simplicité, le corps qu’on pose à même la terre, pour le laisser enfin reposer, le drap simple et les yeux qu’on ferme, la bougie qu’on allume, l’âme qu’il faut accompagner, la présence confortable d’un homme assis en tailleur qui psalmodie, qui marche aux côtés de ceux qui passent, d’un pas nonchalant et apaisé, demain viendront les pleurs, demain le désespoir et les catastrophes, cette nuit faisons silence, laissons le cadavre meurtri se détendre et respirer, une dernière fois danser, les gutturales, les pleins et les déliés, l’homme qui prie ne va pas s’arrêter, il prend le mort dans ses bras et le porte comme un enfant, pour mieux l’endormir il chante et il soupire, les bruits des pages qui se tournent, la bougie qui arrive à sa fin, le jour qui se lève, maintenant tu peux déchirer ton vêtement.

Pathos + Eureka

Petite, on peut pas dire que je voyais beaucoup mes parents. Ils travaillaient toujours, beaucoup, rentraient tard, sentaient la ville et la voiture, et moi j’allais me coucher. Je me souviens de l’odeur de la cigarette froide mentholée qui s’accroche au manteau de ma mère quand elle sort de la voiture, de l’odeur de désinfectant et de la pipe froide de mon père quand il rentre de ses gardes. Quand ils étaient ensemble, quand nous étions tous les trois, je voulais à chaque fois que tout soit parfait, ne rien gâcher, ne rien tâcher, être la petite fille gentille et serviable, être à ma place, juste entre eux deux.

Ma mère partait parfois, en déplacement, ou juste pour une réunion un peu tard le soir, et nous laissait, mon père et moi. Je ne sais pas exactement pourquoi, mais dès que ma mère s’en allait, mon père devenait mon meilleur ami. Il me laissait tout faire, et notamment, tout manger. On partait en voiture chercher un Mc Do, j’avais le droit de tout gouter, de tout prendre, de tout essayer. On allait au restaurant chinois, en tête à tête, juste lui et moi, il se moquait de moi pour mon goût des calendriers en bambous, il me commandait des nems et des samoussas, du poulet frit et du boeuf aux noix de cajou. Il n’y avait plus de restrictions, plus d’interdits, je pouvais rester dans mon jogging rose Compagnie de Californie, faire tomber mes frites par terre en regardant la télé, mon père, ca le faisait plutôt marrer. C’était comme un secret, comme un truc qu’on partageait, la bouffe, grasse, sucrée, en quantité, cette proportion à se laisser aller, à roter du coca et à se moucher dans nos doigts, j’avais l’impression d’exister pour de vrai, de ne pas avoir à me retenir, à m’affamer, à contrôler, la manière dont je me tenais, ce que je disais, ce que je pensais.

Je n’ai pas vu mon père depuis bientôt 17 ans. Pourtant, à chaque fois que j’ouvre un paquet de gâteau, que je descends un pot de Nutella, que j’engloutis des kilos de nourriture, toujours les mêmes, toujours ce gras, je mange un peu mon père, je goute à ces moments là, bouffer, c’est la liberté, c’est les tours en bagnole la nuit au bord de la Seine, pour regarder les péniches, les traversées du barrage en courant, quand il vient me chercher à l’école et qu’il m’emmène à la boulangerie, qu’on s’achète en cachette des pâtisseries, qu’il me raconte des trucs horribles sur ses malades, sur l’hôpital, quand il me prend dans ses bras, mon grand et gros Papa. Le goût de la nourriture me renvoie à la période où il m’aimait, quand j’étais encore importante, quand il ne m’avait pas effacée, alors je mange mon père, je grossis pour exister, pour me souvenir, pour arrêter de pleurer, pour rendre tangible encore ce qui s’échappe avec les années, les papiers souillés des hamburgers qu’on cache ensemble sous le paillasson de l’entrée.

La première fois que j’ai rencontré la nouvelle femme de mon père, j’aurai du me méfier. Elle m’a fait du poulet bouilli et des brocolis.

Blah

Faire semblant de dormir, se persuader qu’on dort déjà, les yeux lourds, pas la fatigue cette fois, la lassitude, l’odeur de la ville sur la peau, les cris des voisins et les discussions des gens dans le métro, trop de sons, trop d’images, le cerveau en saturation, les oreilles qui voudraient tout comprendre en même temps, les yeux fusillés de chercher à tout voir, stimulations ordinaires pourtant, c’est trop, encore une fois, trop pour moi.

La poitrine qui explose, le ventre qui se tord, la vue qui baisse, couloir de lumière, plus rien ne m’apaise, sortir, courir, le plus vite possible, le plus loin, des gens et du noir, des bruits et de la foule, mes doigts tordent la peau de mon ventre sous ma robe, la douleur comme pour me ramener sur terre, pour ne pas me laisser partir trop loin, pour redescendre, pour me rappeler que mes pieds sont ancrés, que mon corps ne m’échappe pas, c’est dans la tête tout ça, toussez, dites 33, paroxétyne et benzodiapine, on se revoit dans un mois.

Le silence, la chambre, le drap, le chat qui se love et la musique, trop forte dans mes oreilles, besoin de me pelotonner, de faire barrage, se réfugier au dedans de moi, je respire mieux déjà, l’air ne me brule plus, mes mains ne tremblent plus, je me concentre sur le son, sur les guitares, sur les basses, sur le fond, je retrouve mon centre, mon noyau, je peux me concentrer, je peux penser, la brume se dissipe, ce n’est presque plus qu’un mauvais souvenir.